Il arrive que la parution de nouveaux livres redonne à des ouvrages plus anciens une certaine actualité. Mais si la lecture des Onze [1] incite à se replonger dans Michelet ou à rouvrir Quatre-vingt-treize, histoire de prolonger un peu le plaisir procuré par la dernière œuvre de Pierre Michon, on ne pense pas tout de suite, malgré les ressemblances, aux Dieux ont soif. Sans doute la distance paraît-elle trop grande entre le lyrique auteur des Onze et l’ironique Anatole France. Son roman convoque pourtant lui aussi la Terreur révolutionnaire et la peinture, son héros, Evariste Gamelin étant, comme le François-Elie Corentin de Michon, un citoyen-peintre au service de la Convention. Et il se trouve que, par-delà un XXe siècle décisif aussi bien pour le sort de la politique que pour celui de la peinture, le texte de 2009 répond en quelque sorte à celui de 1912 au sens où la réussite de Corentin aide à comprendre l’échec de Gamelin.
Si Michon est largement reconnu comme l’un des grands auteurs contemporains, Anatole France paraît démodé aujourd’hui et certains de ses livres ne sont même plus réédités ; heureusement une bonne édition de poche des Dieux ont soif, procurée par Pierre Citti [2], a rendu facilement disponible ce récit funèbre. Homme de gauche anticlérical, France y fait à la veille de la première des révolutions communistes victorieuses le procès de l’intolérance, non pas religieuse (on pourrait s’y attendre de sa part) mais idéologique, comme si entre l’Inquisition et la Terreur, il n’y avait pas de différence fondamentale et qu’au bout du compte les fanatismes s’équivalaient. Pas question donc pour l’auteur des Dieux ont soif de se laisser prendre au mythe de l’égalité-fraternité ou au mirage de la vertu républicaine : il ne voit pas les débordements de 93-94 comme un accident de parcours mais comme l’envers tragique des idéaux généreux de 89 ; quand on a la licence d’appeler « suspect » ou « ennemi de la nation » quiconque vous déplaît, qu’est-ce que la fraternité sinon le masque de la haine et du ressentiment [3] ? Qu’est-ce que l’égalité si elle autorise de fait tous les tripatouillages et laisse par exemple s’enrichir les agioteurs pendant que le petit peuple meurt de faim ? Et que dire enfin de la concorde qui prétend ne s’établir qu’après la destruction du dernier ennemi [4] ? Enfin, et c’est la conclusion la plus douloureuse sans doute pour l’homme de gauche et même d’extrême-gauche qu’est Anatole France : l’envers sinistre n’est pas dissociable de son endroit glorieux. En ce sens seulement, il faut prendre la Révolution « en bloc »[5]. Quant à l’art, il est absorbé tout entier, nous le verrons, dans la sinistre équation du livre.
Jamais d’ouverture en effet, jamais d’espoir dans ces pages désenchantées. Nulle transcendance pour vous tirer d’affaire. « Les dieux ont soif », disait Camille Desmoulins à la veille de son exécution (d’où le titre du roman) et quel que soit leur nom, ils ne laissent aucune chance à leurs victimes ; seuls sont « sauvés », antithétiques mais également inadaptés à l’époque, le sceptique et tolérant Brotteaux et son pendant le prêtre réfractaire Louis de Longuemare, balayés avant Thermidor (où il n’eussent sans doute pas eu davantage leur place que sous la Terreur), le passionné Trubert, mort à 28 ans persuadé malgré tout que « ça ira » et Athénaïs, la petite prostituée au grand cœur. Les autres sont des opportunistes prompts à retourner leur veste ou des fanatiques qui s’accrochent à des illusions pour exister[6]. Dans les deux cas, des êtres inconsistants.
Pour comble de disgrâce, alors que, par exemple dans L’Å’uvre, les amis de Claude Lantier se désolent de l’échec du peintre et recueillent pieusement les fragments qu’il a laissés, les toiles d’Evariste, seront bradées à des artistes démunis, les beaux morceaux de son Oreste consolé par sa soeur détruits. Tous renient le « monstre » qui a choisi de suivre Robespierre sur l’échafaud. Son camarade Desmahis s’empresse même de le remplacer auprès de sa maîtresse. Anatole France est impitoyable. Le livre s’achève sur les paroles mêmes qu’Elodie avait adressés à Gamelin après leur première nuit d’amour et qu’elle redit mot pour mot à son nouvel amant :
« Adieu, mon amour…C’est l’heure où mon père peut rentrer : si tu entends du bruit dans l’escalier, monte vite à l’étage supérieur et ne descends que quand il n’y aura plus de danger qu’on te voie. Pour te faire ouvrir la porte de la rue, frappe trois coups à la fenêtre de la concierge. Adieu ma vie ! adieu, mon âme ! » (pages 148 et 268)
C’est comme si le mort n’avait jamais existé. Avant cette ultime expulsion, cet anéantissement définitif, la Révolution dans sa phase terroriste avait littéralement broyé son enthousiasme et sa foi artistiques, transformant sa passion en fanatisme, son idéalisme en perversion morbide. Dans le même contexte aride, Michon n’exclut pas au contraire que surgisse, fût-ce à la faveur d’un obscur complot politique, un chef-d’œuvre inouï, un tableau miraculeux, qui aurait dû être inacceptable pour ses contemporains[7] : c’est le fameux « joker » des Onze, l’œuvre ouverte, robespierriste, thermidorienne ou ce que l’on voudra, mais géniale, de François-Elie Corentin. Ce « hasbeen » tiépolien, pourtant affecté dans l’atelier de David à l’exécution machinale du même type calamiteux de travaux que Gamelin et réduit comme lui à faire de la peinture patriotico-révolutionnaire, a trouvé dans la même configuration politique l’occasion de donner toute sa mesure.
Confrontant in fine les destins de ceux qu’il vient d’évoquer dans ses Vies minuscules, Michon s’interroge sur les raisons pour lesquelles le destin, («le vieux vent ») traite si différemment des êtres à peu près équivalents en mérites et en talents, l’un recevant un « regard favorable » tandis que son camarade sombre dans le malheur et l’oubli, en attendant peut-être un renversement imprévu : « Quelqu’un peut-être, conclut-il, choisit l’un et brise l’autre, ou en choisit un pour mieux le briser, nous ignorons encore lequel. » (Folio, p 108, je souligne). Michon appelle grâce cette injustice que fait ressentir de façon poignante la lecture parallèle des Onze et des Dieux ont soif, injustice (ou justice au bout du compte ?) qui frappe ses propres personnages : l’un des deux Bakroot, le Lorentino de Maîtres et Serviteurs n’obtenant pas la commande qu’il est allé chercher à Sienne tandis que triomphent ses rivaux destinés à devenir célèbres (et que peut-être il vaut bien), ou encore le « roi du bois », renvoyé à sa condition obscure après vingt ans d’efforts inutiles auprès du grand Lorrain.
Comment ne pas reconnaître ce couple michonien de l’élu et du réprouvé dans celui que constituent Gamelin et Corentin, dont les noms trisyllabiques, par un merveilleux hasard, riment presque : celui qui est « dans le gouffre » et celui pour qui s’est déliée « la poche de la chance » (Les Onze, p. 44). « Rien ne m’entiche comme le miracle » écrivait déjà Michon au temps des Vies minuscules (p. 274). Son Lorentino lui-même est sauvé in extremis par la commande miraculeuse d’un tableau. Que la Terreur fût grosse d’un tel miracle, voilà ce qu’exclut tout à fait l’auteur des Dieux ont soif, trop étroitement déterministe sans doute pour seulement l’envisager.
A l’époque où il achève Les Onze [8], la question de la grâce et du salut de l’artiste n’est plus tout à fait au centre des préoccupations de Michon mais elle n’a pas disparu de son œuvre. Elle est présente en effet dans le livre à travers les hommes de lettres ratés qui composent début 1794 le Comité de Salut public et que Corentin a représentés comme autant d’images de son père, humilié dans ses aspirations littéraires. Mais si la revanche de Robespierre, Saint-Just, Couthon, etc. se joue dans le sang et la fureur sur la scène grandeur nature de la Révolution, celle de François Corentin de la Marche, le poète anacréontique jamais reconnu, est solidement installée au Pavillon de Flore, bien à l’abri sous sa vitre à l’épreuve des balles. Au souvenir des buveurs de sang de la Terreur s’oppose l’existence « indubitable » d’un tableau qui est tous les tableaux et où se concentre l’immémoriale aspiration des hommes à se dépasser en effigies grandioses. Trônant sur les ruines des ambitions personnelles et des utopies politiques, rémunération ou compensation inattendue, Les Onze sauve, non son auteur mais l’Art[9]. Si Corentin disparaît du livre après avoir accepté la commande, c’est parce qu’il n’a été créé que pour la réaliser.
Le peintre michonien tire ce pouvoir exorbitant d’une épopée familiale mythologique, chargée de violences et de reniements, de tendresse et de fidélité indéfectibles. Et il nous importe qu’il soit le fruit hybride d’unions improbables, qu’il soit issu du croisement contre nature de Belles aristocratiques et de Bêtes limousines[10] car son chef-d’œuvre est à son image, comme lui clivé. Il conjugue la « douceur de vivre » et la guillotine, le clair Tiepolo dont Corentin fut l’apprenti à Wurtzburg et la Terreur révolutionnaire. Cette contradiction intenable, par lui tenue pourtant, est aussi une vérité sur la Révolution française, vérité artistique plutôt que politique. La commande des Onze était impossible et c’est pourquoi il fallait la rêver et l’imposer par un récit « tyrannique » (Michon dixit).
Les choses semblent plus simples du côté de Gamelin, fils d’un humble coutelier parisien. Mais Anatole France a semé dans l’histoire prénatale de son personnage quelques signes funestes : non seulement la rencontre de ses parents a coïncidé avec l’écartèlement de Damiens mais une bousculade sur le Pont-Neuf le jour de l’exécution de Lally a provoqué sa naissance prématurée. Anatole France a en outre doté son héros de quelques bizarreries : sa féminité, par exemple, censée le vouer à une certaine passivité. Dans le couple qu’il formait enfant avec sa sœur, Evariste était la fille. Il restait dans ses jupes, raconte sa mère, tandis que Julie plus audacieuse grimpait aux arbres [11]. A vingt ans, il frappait par sa « beauté à la fois austère et féminine, les traits d’une minerve » (p 43). La « mâle Julie » (p 262) au contraire est parfaitement crédible en costume d’homme et se révèlera plus tard être un jules. Gamelin retrouvera cette virilité chez Elodie, comparée au faune Borghèse : « de petites moustaches donnaient de l’accent à ses lèvres passionnées » (p 48).
De même que, comme son prénom nous l’indique, le François-Elie de Michon est double (prononcer « Françoizélie », c’est-à-dire Françoise-Elie), Evariste voudrait être à la fois Oreste (le justicier viril), et Electre (la consolatrice charitable). Son esquisse nous l’apprend. En ce sens, même si on ne reconnaît l’artiste que dans le premier personnage, l’œuvre est un double autoportrait. Mais chez Corentin le legs (féminin) de la mère et de la grand-mère et celui (masculin) de l’ogre grand-paternel se combinent : l’unité supérieure à laquelle il parvient par l’art, Gamelin aussi n’aurait pu l’acquérir que par l’art, fût-ce au prix du vieillissement prématuré qui défigure le peintre des Onze. Les Dieux ont soif retrace au contraire les étapes implacables de sa « déféminisation », laquelle n’est nullement, on l’aura compris, une virilisation mais une mutilation.
Ainsi, pas de dialectique chez Anatole France. Or l’Å’uvre naît de la contradiction et c’est pourquoi la Terreur lui offre un terrain propice, étant moins un événement ou une période historique que le nom même de l’impossible. Il fallait ce terrain apparemment stérile et dont Anatole France ne peut qu’enregistrer la stérilité, pour produire Les Onze (le tableau) : ainsi comme l’a dit Michon dans un entretien « l’art baise la politique ».
Anatole France d’ailleurs n’ignore pas les paradoxes de la Terreur, que son Gamelin souligne à plusieurs reprises : les décrets de mort et ceux qui établissent des académies et protègent les arts sont pris en même temps. Féroce, la Convention est aussi « calme, pensive, amie de la science et de la beauté » (p 37). Elle est « fière, impassible, résolue devant l’Europe conjurée, perfide et cruelle envers elle-même » (ibid.). Mais le peintre est incapable de tirer les leçons de ces observations. Il ne croit qu’au sacrifice et non à l’impossible. Seul peut-être le pauvre Trubert est « de ceux qui, enthousiastes et patients, après chaque défaite, préparaient le triomphe impossible et certain » (je souligne).
La question du possible et de l’impossible est précisément celle que se pose l’écrivain. Dans le système que le réaliste France, qui se veut historien, décrit avec une précision cruelle, il n’y a pas de place pour l’impossible. Un miracle du genre de celui dont bénéficie Corentin est impensable. L’art officiel est forcément pompier, l’art clandestin inexistant. L’auteur des Dieux ont soif est trop convaincu par avance que « les temps sont mauvais pour les artistes » (p. 36) pour offrir la moindre issue à Gamelin, artiste avorté, réduit à des besognes alimentaires comme un jeu de cartes révolutionnaire dont son marchand ne voudra même pas. Partisan inconditionnel de David, néo-classique froid, épigone désespérément adapté aux requisit contemporains, étalant dogmatiquement sa conception du Beau à propos de toilettes féminines, qu’il voudrait « roulées sur les corps et drapées »[12], il « se déduit » de son temps comme dirait Balzac. Les productions d’un tel artiste sont vouées à être chimiquement pures, sans reste, sans surprise : nulles. Pour exister, il faut être quelque peu en excès sur l’attente et non coïncider avec elle.
Anatole France brouille les pistes en proposant une explication économique du déclin de la peinture sous la Révolution. L’art français a perdu tous ses « débouchés ». Les collectionneurs qui n’ont pas émigré sont ruinés (comme Brotteaux) et les nouveaux riches, « acquéreurs de biens nationaux, agioteurs, fournisseurs aux armées, croupiers du Palais-Royal » (p 37) n’achètent pas de tableaux. Les plus grands artistes de la vieille génération : « le bonhomme Greuze, comme Gamelin l’appelle avec mépris (p. 54) et Fragonard, ce « misérable vieillard » à qui il infligerait volontiers le supplice de Marsyas (ibid.) sont dans la misère. Incapable de voir au-delà des modes contemporaines, Gamelin les déteste d’ailleurs en bloc :
« Les Français régénérés, disait-il, doivent répudier tous les legs de la servitude : le mauvais goût, la mauvaise forme, le mauvais dessin. Watteau, Boucher, Fragonard travaillaient pour des tyrans et pour des esclaves […] Dans cent ans tous les tableaux de Watteau auront péri méprisés dans les greniers ; en 1893, les étudiants en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles de Boucher. » (p 53).
Quant aux jeunes, ils ne s’en sortent pas mieux surtout si, comme Prud’hon, ils ne sont pas de l’école de David. A côté de l’art davidien et daté auquel adhère Gamelin, ne fleurissent que les productions commerciales et racoleuses que diffuse « L’amour peintre », la boutique tenue par le père d’Elodie et que l’intransigeant héros honnit, moins parce qu’il est à ses yeux sans valeur que parce qu’il y reconnaît la corruption de l’Ancien Régime. Et c’est pourtant ce que les citoyens admirent « bouche béante » (p 46). La Révolution n’a pas amélioré le goût du public.
Dans Les Dieux ont soif un art authentique, un art nourri de l’intérieur par les obsessions de l’artiste semble donc exclu. Et là, le parallèle avec Les Onze me semble s’imposer : l’œuvre de Corentin ne serait pas un tel chef-d’œuvre si, sous les apparences des membres du comité, elle ne figurait pas la revanche du père de l’artiste, si tout en réglant des comptes personnels, elle n’apparaissait comme dotée d’une portée universelle. Voilà pourquoi l’auteur des Onze ne saurait être, comme Gamelin, de stricte obédience néo-classique. Michon a insisté sur cette capacité propre à son « Tiepolo de la Terreur », à transcender les écoles, à s’élever au-dessus des modes, à être stylistiquement insituable. Or on est frappé en lisant Les Dieux ont soif par la façon dont, dans ce livre au contraire, l’art, tout l’art, s’identifie sans reste à l’esprit du temps, ses poses, ses modes. Le jacobin David survit à Thermidor parce qu’il incarne cet esprit. C’est la raison pour laquelle les deux auteurs dont je parle ne l’aiment pas. Quant il est mentionné par Anatole France, c’est comme designer, dessinateur de meubles à la dernière mode (p. 263). Sans voir à quoi il réduit son héros, Gamelin lui-même le souligne avec un orgueil naïf au début : « David dessine des lits et des fauteuils d’après les vases étrusques et les peintures d’Herculanum » (p. 49).
Toute la fin du livre recycle sinistrement en look les horreurs qui viennent d’être vécues : on a les cheveux coupés « à la victime », on porte des tuniques rouges « en l’honneur des chemises rouges de la Terreur » (p 261), etc. L’érotisme funèbre qui est un des aspects les plus saisissants du livre, se résout en fantaisies vestimentaires sexy. Julie risquait sa vie en s’habillant en homme pour échapper aux poursuites et provoquait involontairement le désir équivoque d’un passant. Elle adopte désormais ce costume pour séduire : « Julie aimait à porter, comme aux jours tragiques, des vêtements d’homme : elle s’était fait faire un bel habit de muscadin et allait souvent, un énorme bâton à la main, souper dans quelque cabaret de Sèvres ou de Meudon avec une demoiselle de modes. » (p 261, je souligne). Quant à Elodie, autrefois beauté « domestique » bien en chair, désormais amincie et pâlie comme une rescapée de la guillotine, elle se promène en plein hiver « nue dans sa robe blanche » (p. 263).
L’explication économique de l’échec de Gamelin, donnée d’ailleurs du point de vue de celui-ci, ne saurait donc suffire. Tout au plus est-elle une consolation pour qui ne parvient pas à percer malgré son orthodoxie et sa bonne volonté. Ou qui n’a pas de chance puisque la seule « chance » dont il ait bénéficié (être nommé juré du tribunal révolutionnaire et pouvoir ainsi échapper à la misère) se retourne contre lui, et l’entraîne à commettre crime sur crime, tout scrupule balayé par l’ivresse de la toute-puissance. La seule vraie chance, qui aurait pu le tirer d’affaire, eût été une commande, c’est-à-dire l’occasion de s’arracher au fanatisme pour revenir à l’art véritable.
Car Gamelin n’est pas nul. Ce raté porte en lui une œuvre. Dès les premières pages du livre, la chose est clairement établie. Deux tableaux inachevés attirent l’attention dans son atelier. Le premier, monumental et académique, est un Tyran poursuivi aux Enfers par les Furies. Il est ridicule voire monstrueux avec ses « figures inachevées et terribles, plus grandes que nature » et sa « multitude de serpents verts dardant chacun deux langues aiguës et recourbées » (p 38). Mais cette œuvre de propagande, qui sonne faux malgré un « Charon maigre et farouche dans sa barque, morceau puissant et d’un beau dessin », lequel d’ailleurs « sent[…] l’école » (ibid.), n’est si longuement évoquée que pour mettre en valeur la deuxième toile, beaucoup plus personnelle et que de toute évidence Gamelin sait supérieure : « il y avait bien plus de génie et de naturel dans une toile de moindres dimensions, également inachevée, qui était pendue à l’endroit le mieux éclairé de l’atelier. » (ibid.)
Il en sera question à plusieurs reprises car à côté de ses tâches officielles, le peintre n’a jamais tout à fait renoncé. Oreste consolé par sa sœur est l’œuvre de sa vie. Le lecteur comprend progressivement l’importance de ce tableau où se sont réfugiés tous les désirs refoulés de l’artiste et son aspiration au rachat. Pour une fois pitoyable, Anatole France lui donne assez longuement la parole à l’occasion de la visite de Mme de Rochemaure qui, ne reconnaissant pas les personnages, l’interroge sur « ce tableau si noble et si touchant d’une femme douce et belle près d’un jeune malade » (p 91). Nous apprenons alors que le sujet est tiré de l’Oreste d’Euripide (et non, remarquons-le, de l’Electre de Sophocle, pièce bien plus connue[13]) et que, pour mieux le comprendre, le peintre a procédé à des recherches approfondies. « Frappé d’admiration » par la scène « où la jeune Electre, soulevant son frère sur son lit de douleur, essuie l’écume qui lui souille la bouche, écarte de ses yeux les cheveux qui l’aveuglent et prie ce frère chéri d’écouter ce qu’elle va lui dire dans le silence des Furies » (p 91) mais sentant un « brouillard » s’interposer entre lui et le texte, il s’était même fait expliquer la scène « mot à mot » par un professeur de grec. Et il s’était alors rendu compte que « les anciens sont beaucoup plus simples, et plus familiers qu’on ne se l’imagine » et surtout que cette histoire le concernait, lui. C’est « tout plein de cette poésie si jeune et si vive » que, confie-t-il à sa visiteuse, il a esquissé le tableau. On comprend dans ce passage que Gamelin, qui s’était d’abord fourvoyé à peintre une grande machine allégorique, n’est pas passé très loin de la réussite.
Alors à quoi tient son échec ? Est-ce vraiment à son fanatisme révolutionnaire ? Après tout, des chefs-d’œuvre furent peints à cette époque. Il est vrai qu’Anatole France n’y croit pas. Ce n’est pas seulement que pour Gamelin la « poche de chance » michonienne reste obstinément fermée, cette poche n’existe pas. L’étau de la Terreur ne se desserre que dans Les Onze, pour « laisser passer » le chef-d’œuvre de Corentin.
Fanatisé, Gamelin « s’est fait inhumain, il s’est arraché les entrailles » (p. 92), il est devenu un « monstre » (c’est le mot de sa mère et de sa sœur). Pour se sentir justifié d’alimenter sans états d’âme la « sainte guillotine », il lui a suffi d’entendre une fois Robespierre parler (j’allais dire « prêcher ») et présenter « le bien et le mal en des formules claires » (p. 160). Plus besoin de preuves, comme à ses début de juré : on peut compter sur « l’illumination patriotique » inspirée par « les mânes de Jean-Jacques » (p. 228).
Ce « pur » a en outre usé de son pouvoir pour liquider un rival, qu’il s’agisse de l’innocent Maubel pris pour le séducteur d’Elodie ou de Chassagne, l’amant de sa sœur Julie (noter encore la rime[14]). Il s’est moins agi pour ce nouvel Oreste de sauver la patrie, ou même de la perdre (il ne tue sa mère que de chagrin) que de céder à ses pulsions malgré le déni constant qui attribue la faillite aux « scélérats » : « Enfin nous serons heureux, purs, innocents, si les scélérats le permettent », p 227. Or dans « la région des certitudes absolues », il n’y a pas de place pour l’art.
En effet, malgré les apparences, l’indignité morale de Gamelin n’est pas seule en cause. Même s’il est traité d’hypocrite par des gens plus lucides que lui, sans doute est-il aveugle à ses propres mobiles. Anatole France insiste sur sa froideur, son manque d’imagination, son « irrémédiable chasteté » (p 36) qui lui interdit d’imaginer par exemple qu’une femme puisse avoir des désirs sexuels. A l’époque où il a conçu et esquissé son tableau, il ignore ce qui s’y joue mais du moins a-t-il trouvé une « forme » pour exprimer ce dont il ne peut être conscient : son clivage intérieur, son amour-haine incestueux pour sa sœur Julie, dont son amante Elodie / Electre ne sera qu’un substitut.
Or Oreste consolé par sa sœur est sans doute nourri de cette ignorance (de cette innocence), que son statut de juré tout-puissant va lui faire perdre en lui donnant l’occasion ou le moyen de ces transgressions par lesquelles, au lieu de se sublimer, le désir s’exaspère. Les jurés, les juges « atroces de vertu ou de peur » (p 172) sont tous des violeurs en puissance. Il y a celui qui abuse effectivement de Julie en lui promettant le salut de son amant mais il y a tous les autres qui rejouent légalement les Cent-vingt journées sadiennes en faisant exécuter les condamnées dont la mort prochaine les excite. Et c’est auréolé de sang que le juré Gamelin achève de conquérir Elodie.
Les deux amants sont désormais unis par une relation vouée à la répétition et au désastre. France évoque crûment ces nuits où « pressés éperdument l’un contre l’autre, l’amant sanguinaire et la voluptueuse fille se donnaient en silence des baisers furieux » (p 165-66). Et plus loin : « inondée […] d’horreur et de volupté », elle « l’aimait de toute sa chair, et plus il lui apparaissait terrible, cruel, atroce, plus elle le voyait couvert du sang de ses victimes, plus elle avait faim et soif de lui. » (p 191).
A quoi bon peindre désormais ? Ou plutôt avec quoi ? Gamelin a définitivement troqué son art contre des jouissances perverses qui le laissent anéanti. Ce n’est plus l’argent qui lui manque à Gamelin, c’est l’énigme le concernant qui autrefois le poussait à travailler et qui lui avait fait découvrir, dans l’œuvre d’Euripide, cette pièce rare, cette scène peu connue.
Telle est l’aporie de Gamelin sur laquelle nous éclaire le dernier livre de Michon : le peintre des Dieux ont soif ne peut, à la différence des membres du Comité de Salut public, artistes manqués, se réaliser sur la scène de l’Histoire. Et, contrairement à Corentin, il ne peut pas non plus, ayant acquis le pouvoir de vie et de mort et éprouvé dans sa chair ce qui eût dû à jamais rester un mystère, faire triompher l’art.
[1] Verdier, 2009.
[2] Livre de Poche, 1989, rééd. 2008. Les romans de France sont publiés dans la bibliothèque de la Pléiade.
[3] Voir notamment le 2e § de la p 164 : « Il [Gamelin] haïssait les ci-devant princesses, celles qu’il se figurait, dans ses songes pleins d’horreur, mâchant […] des balles pour assassiner les patriotes ; il haïssait même toutes ces belles amies des financiers, des philosophes et des hommes de lettres […]. Il les haïssait sans s’avouer sa, et, quand il en avait quelqu’une à juger, il la condamnait par ressentiment, croyant la condamner avec justice pour le salut public. »
[4] Voici la fin de l’ « oraison mentale » que Gamelin adresse à Robespierre, p 248 : « Nous redoublerons de vigilance et de sévérité. Aucun coupable ne nous échappera. Et quand la tête du dernier des ennemis de la République sera tombée sous le couteau, tu pourras être indulgent sans crime et faire régner l’innocence et la vertu sur la France, ô père de la patrie ! »
[5] Comme le voulait Clémenceau. Voilà ce qu’Anatole France en pensait : « L’autre jour, au Palais-Bourbon, écrit-il, je ne sais quel député radical écoutait impatiemment notre confrère, M. Henry Fouquier, qui, trop subtil pour lui, distinguait entre 89 et 93. Bientôt notre radical n’y put tenir et s’écria : »La Révolution est un bloc, qu’il faut prendre tout entier ». Parole simple et profondément religieuse ! Celui qui la prononça aurait été de tout temps un terrible homme de foi […]. Il est dans le caractère des religieux de mépriser l’histoire et d’aimer la légende. » (cité par Citti, p 10).
[6] P 244 à Elodie qui le presse de fuir, Evariste répond : « J’ai fait à ma patrie le sacrifice de ma vie et de mon honneur. Je mourrai infâme, et n’aurai à te léguer, malheureuse, qu’une mémoire exécrée » et plus loin « Je ne me reproche rien. Ce que j’ai fait, je le referai encore. Je me suis fait anathème pour la patrie. Je suis maudit. Je me suis mis hors l’humanité : je n’y rentrerai jamais. Non ! la grande tâche n’est pas finie. Ah ! la clémence, le pardon !… Les traîtres pardonnent-ils ? », p 245.
[7] On ne saura d’ailleurs pas comment il a pu s’imposer avant de le retrouver trônant au Louvre où il éclipse tous les chefs-d’œuvre du musée dont il est la raison d’être.
[8] C’est-à-dire en 2009, mais des chapitres avaient été écrits – et publiés – 15 ans plus tôt.
[9] C’est du moins la thèse que je défends dans un article de Poétique (n °161 mars 2010) : « Devant le tableau, une lecture des Onze de Pierre Michon ».
[10] Sur la généalogie de Corentin, lire l’article cité dans la note précédente.
[11] La façon dont le signifiant de leur prénom surdétermine les personnages dans ce roman fait que je m’interroge aussi sur celui d’Eva-riste qui commence comme Eve avant de finir comme celui d’Oreste. J’y reviendrai.
[12] Anatole France a décidément la main bien lourde, à en juger par le commentaire du narrateur : « Ces pensées, mieux placées dans un livre de Winckelmann que dans la bouche d’un homme qui parle à des Parisiennes, furent rejetées avec le mépris de l’indifférence. » (p. 123-124).
[13] Comme le remarque Pierre Citti (cf. la note 1, très intéressante, concernant l’acquittement d’Oreste au terme d’un procès impossible, p 91).
[14] On ne peut douter que les noms propres n’aient été choisis pour constituer un véritable système d’homophonies : « Elodie » parce qu’il commence comme « Electre » ; Evariste parce qu’il commence comme Eve et finit comme Oreste ; enfin Julie parce qu’il rime avec Elodie et est en outre la version féminine d’un prénom masculin. Et que dire de l’ironie cruelle qui a présidé au choix du prénom des deux « Félicité » : Trubert et Chassagne !
L’écoute de la lecture par M.Bouquet des « Dieux ont soif » de Romain Rolland à France Cult. ce 20/12/2013, me conduit à votre lien. J’ai bcp aimé votre analyse et le rapprochement des problématiques peinture littérature et terreur que vous produisez dans cette confrontation Michon/Rolland.
Je vais me procurer « La Figure du Monde » à l’Harmattan et vous adresse mes salutations attentionnées.
Ph.M-G
Merci beaucoup pour votre intérêt et aussi pour l’information, j’ignorais que ce texte implacable (et mésestimé comme l’est aujourd’hui Anatole France) avait été lu sur France Culture par Michel Bouquet. Je vais essayer de l’écouter.