Relisant Le Roi vient quand il veut, recueil d’entretiens donnés par Pierre Michon (Albin Michel, 2007, récemment réédité en poche) pour un article en cours, je suis frappée de nouveau par la richesse de ce livre, par la pertinence des questions posées. On est loin du journalisme ressassant. Michon y parle avec précision de son travail, de la façon dont, avec Vies minuscules, il a « sauvé sa peau », de certains de ses projets, du « roi » littérature, qui « vient quand il veut ». On apprend qu’il ouvre des carnets pour chaque livre et comment il les utilise puisqu’il en commente plusieurs pages (reproduites au chapitre 21). C’est absolument fascinant ce terreau littéraire de phrases, de rapprochements inattendus, de mots mis en attente : termes de métier dont la beauté l’a foudroyé, expressions, infos, citations sans guillemets, amoureusement annexées. Ces pépites sont partout (voir ici même » Michelet dans Michon »). Pour le plaisir, je noterai juste cette réminiscence – pour ça, pas besoin de carnets – d’Aube de Rimbaud dans Le Roi du bois, p 40 : « A un détour par une trouée je vis au loin le front d’un palais dans le soleil levant en haut de la colline : rien n’y bougeait, nul n’était levé… »
Me touchent particulièrement ces allusions de plus en plus ironiques aux Onze qui, avec le recul et la publication en 2009 de ce livre magnifique, prennent une résonance conjuratoire. Par exemple, p 307 : « Il a été commencé en 1993, il ne sera jamais fini. » Je me souviens d’avoir été frappée par ce ton de dérision et de m’être dit qu’il fallait que je voie par moi-même puisqu’il en existait trois chapitres publiés. Le 3e, accessible sur le site de Verdier m’a éblouie. Je ne savais pas encore que Michon s’était remis au livre. En retrouvant ces propos si durs, on se dit que malgré tout ce qu’il déclare sur les projets fichus quand ils n’aboutissent pas vite, Michon, heureusement, n’avait pas fait le deuil des Onze. Peut-être est-ce le cas d’autres projets ?
Il y a encore dans Le Roi vient quand il veut ces passages où, se défendant d’être un « restaurateur » même s’il « aime d’amour » les imparfaits du subjonctif, Michon parle de son rapport à la belle langue dont il use certes, non sans la « casser » aussi. C’est, aurais-je envie d’ajouter, qu’il faut aimer pour casser et l’inverse est sans doute vrai aussi. Mais surtout, loin d’être académique, cette langue châtiée étant le fruit d’une conquête entre en conflit permanent chez lui avec l’informe, le non-être :
« Ce que je veux, c’est que la justesse de l’euphorie énonciatrice se reflète d’un seul jet et sans travail superflu dans un énoncé comme nécessaire. Il se trouve, par hasard peut-être, que cet énoncé a pris chez moi la forme d’une langue pseudo-classique, un peu dix-septiémiste, un peu flaubertienne aussi, mais comme minée par l’argot, par une certaine dérision violente, surtout sans doute par un je incongru qui bousille de l’intérieur la belle langue universaliste des grands siècles […] Cette langue désuète travaille en secret mon texte, certaines sonorités, des ellipses, des constructions balourdes, en sont directement issues. Et quand j’écris, je me parle souvent à moi-même, je me commente, je me moque de moi, je m’approuve ou me désapprouve, en patois. Ce sont ces deux vieux paysans morts qui, en moi, se défendent opiniâtrement contre le non-être. » (« Je me parle en patois » p 122-123).
Et puis, à écouter ainsi Pierre Michon parler avec enthousiasme des textes et des auteurs qu’il aime, répondre à des objections dont on se dit qu’il a dû se les faire à lui-même, on découvre son itinéraire intellectuel, ce qu’il doit aux avant-gardes dont il s’est pourtant dégagé, ce côté barthésien et post-barthésien à la fois, flaubertien (comment ne pas l’être ?) et anti-flaubertien, hyperconscient et confiant en l’inspiration, ces contradictions assumées que chaque livre résout à sa façon et dont je me demande si elles ne sont pas la condition pour qu’aujourd’hui la littérature et l’art continuent d’exister.