Mon petit texte sur Raturer outre, écrit certainement trop vite – le blog est pour moi un lieu de réactions quasi instantanées, textes d’humeur ou déclarations d’amour, alors que ce qui est destiné à la publication, livres ou articles, est plus longuement médité – a attiré l’attention d’un autre amateur de poésie à l’étrange pseudonyme gréco-latin ou chrétien (Ego-lithe = « je suis Pierre » ?). Il y répond par deux textes intéressants que je n’ai eu que très récemment le temps de regarder en détail. Les objections et les précisions d’Egolithe (notamment sur les sonorités) sont généralement justes et je le remercie de les avoir formulées. En attendant un prochain texte sur Bonnefoy qui est pour moi, dans ses poèmes et ses essais, la référence absolue, je voudrais revenir sur quelques points :
1. Le titre « Pourquoi tu m’appelles sonnet… » est certes joli mais il m’attribue la volonté de vouloir faire entrer de force la poésie de Bonnefoy dans une sorte de cadre. Or ce n’est pas moi qui appelle sonnets les poèmes de Raturer outre. Non seulement Bonnefoy ne récuse pas cette dénomination, mais je pense que le sonnet, qu’il a qualifié de « dispositif quasi métaphysique » (dans un mail qu’il m’a adressé le 15 janvier en réponse au texte du blog) est pour lui une sorte d’idéal. Ou du moins, comme unité toujours inédite d’une forme héritée et d’un sens nouveau, l’un des noms de la Poésie. Le dernier recueil inscrit celle de Bonnefoy dans cette tension que notre époque, parce qu’elle confond liberté et absence de contrainte, ne comprend plus guère. Baudelaire, en comparant le sonnet au cadre d’une soupente, rappelle la puissance de ce qui est concentré, exprimé, par rapport à ce qui se déploie entièrement. Vu sans limites du sommet d’une montagne, le ciel lui paraît moins intensément ciel que découpé par les montant d’une petite fenêtre. En cela, je pense, le dispositif du sonnet est quasi métaphysique.
2. Ceci m’amène à préciser ce que j’entends par surdétermination. A force de considérer la forme comme une contrainte, il me semble en effet qu’on oublie qu’elle est le poème même, que le poème est forme, ce qui ne veut pas dire qu’il soit formaliste. Même les plus formalistes, justement, ceux qui, comme les Parnassiens ou Mallarmé, observent les règles les plus strictes, que rappelle mieux que moi Egolithe, font servir le sonnet à leur propos. C’est peu de dire qu’ils s’emparent du sonnet : c’est le sonnet qui s’empare d’eux. En cela le sonnet surdétermine le poème, fournissant comme un réceptacle virtuel (miraculeusement adéquat) pour ce qui a à se dire.
3. Recevoir cet appel puissant d’une forme préexistante, fantôme, fait du poète de notre temps qu’est Bonnefoy un passeur, sorte de Charon inversé conduisant sa barque vers la rive opposée, ramenant les morts à la vie. C’est bien plus, par conséquent, que de la nostalgie qui s’exprime à travers des textes où le souvenir du sonnet, de l’alexandrin, de la rime, etc. frôle à tout moment le poème comme l’aile de l’ange d’ « Eau et pain ». Ce frôlement magnifique, décliné d’ailleurs de multiples façons chez Bonnefoy, voilà (entre autres) ce qui fait que sa poésie me touche autant.
4. Donc il n’y a pas beaucoup de sens à dire – comme Egolithe – que « la forme fixe évolue », sous prétexte qu’il existe aujourd’hui un nombre considérable de sonnets irréguliers. En vérité, l’irrégularité accompagne la régularité comme son envers. Elle ne se perçoit que par rapport à elle. Le quasi-sonnet, le quasi-alexandrin, la quasi-rime, etc. font référence au sonnet, à l’alexandrin, à la rime : ils en sont la trace, sauvegarde ou « fantôme » (comme on a des douleurs « fantômes » à des membres amputés) à partir desquels il est toujours possible de remonter jusqu’à l’original, ce que font chez nous Jacques Roubaud, Jude Stefan, etc. ou des poètes anglophones ou hispanophones (Borges notamment). Non par souci des règles mais parce que la « clôture » suprême du sonnet (« A poem must be a closed system » écrit Auden dans The Dyer’s hand, 1975) définit un lieu pour cet événement qu’est un poème.
5. Dans ma petite étude, je repérais dans l’un des sonnets de Raturer outre une sorte de canevas phonique qui me semblait être comme un substitut du système des rimes propre au sonnet. Mon idée était que la contrainte « extérieure » avait fait place en somme à une contrainte intime, plus impérieuse, tout aussi contraignante, par conséquent. Mais c’est une explication un peu courte car la grandeur du poème tient à la tension résolue entre ces deux contraintes. Je ne sais donc pas pourquoi Bonnefoy n’écrit pas de sonnets réguliers et il semble que lui-même ne le sache pas non plus puisqu’il se demande si en renonçant au système des rimes par exemple, on ne se prive pas du « dispositif métaphysique » que représente le sonnet (cf. le mail cité plus haut). Peut-être le respect des contraintes est-il par définition suspect d’artifice. D’où la méfiance de Bonnefoy traducteur, notamment de Pétrarque, à l’égard des restitutions « régulières » de sonnets réguliers. Sur cette question, je crois qu’il faut voir au cas par cas. Dans l’article sur Borges, je comparais deux traductions en sonnets réguliers d’ « Ajedrez ». Elles étaient extrêmement différentes : autant l’une était artificielle et forcée, autant l’autre m’a paru relever le défi de maintenir (dans une certaine limite évidemment) l’unité de la forme et du sens.
6. Egolithe me semble accorder une importance exagérée à la notion de « concision » liée au sonnet (non pas par moi mais par la plupart des commentateurs) et il m’oppose le haiku comme si je valorisais la brièveté en soi. Il y a en effet chez Bonnefoy beaucoup de poèmes de moins de 14 vers (au hasard dans Ce qui fut sans lumière : les poèmes I,III, VI, V de « La Nuit d’été » et surtout ceux de « La grande neige »), et ce n’est en aucun cas un critère de quoi que ce soit. Mais le sonnet est bien plus qu’une forme brève, c’est une forme qui a une histoire extrêmement riche, internationale, qui se confond presque avec l’histoire de la poésie. Que Bonnefoy s’y réfère ne pouvait être sans signification.
7. Petit malentendu sur « l’épiphanie à l’envers » des 2 derniers vers de « Eau et pain » (« Ne reste, sur l’enfant, qu’une lueur / Qui fait rêver qu’en lui le jour se lève. »). Je n’ai pas employé pour rien le terme d’ « épiphanie » (apparition). Quelque chose apparaît en effet au moment de la « fuite », quand s’efface l’image de l’enfant, c’est la lueur, le lever du jour : un espoir de renaissance. L’image chez Bonnefoy est souvent ce qui fait obstacle à la présence et c’est sur la promesse qu’elle va advenir que se termine le poème.
8. Egolithe a raison de détecter sous les deux premiers vers (2 décasyllabes) un octosyllabe suivi d’un alexandrin :
Ce peu de toile et déchirée ?/
Le ciel sur une lande où errent des bergers.
Cette disposition fait apparaître en effet une rime (pauvre en effet) et se justifie d’autant plus que le syntagme contre-rejeté (« le ciel ») fait partie de la phrase suivante et d’ailleurs est suivi d’un suspens qui le détache (même chose pour le rejet où le suspens précède l’élément rejeté). Du coup, le 2e vers apparaît comme la réponse à la question posée. Apollinaire fait très souvent ce genre de choses, par exemple dans « Colchiques » ou la « Le Pont Mirabeau ». Aragon aussi use du rejet pour suggérer une autre cadence et du coup une autre interprétation. Ici « le ciel » est évidemment mis en relief par le contre-rejet. La réponse à la question se double donc d’une réponse presque identique : Le ciel, mais un peu décalée, comme une rature pour aller plus loin (ce que suggère le titre).
9. A propos des sonorités absentes du poème « Eau et pain » : « on » et « o » ouvert. Je note qu’une autre nasale remplace « on » avec insistance, c’est le « an », moins sourd, de lande, pressens, ange (2 fois), enfant (2 fois), qui relie en somme les éléments du miracle de la présence dans le poème, son lieu, ses protagonistes, et l’instance « interprétative ». Pour ce qui est de la non-présence de l’« o » ouvert, je suivrai l’hypothèse d’Egolithe (tout en m’étonnant de voir qu’il tombe, lui, dans le « commentaire métaphorique » qu’il me reproche) mais lui ferai remarquer que l’o fermé apparaît dès le 2e quatrain avec « tableau » puis persiste dans auprès, broc, et eau c’est-à-dire en relation avec l’acte salvateur et l’espace dans lequel il a brièvement lieu.
10. Pour finir je rapprocherai ce poème d’un sonnet de Mallarmé, « A la nu accablante tu », que j’aime particulièrement. Alain Badiou y a identifié la présence du « terme évanouissant » que je reconnais volontiers dans l’enfant de Bonnefoy – figure récurrente de sa poésie, voir par exemple Les Planches courbes.
A la nue accablante tu
Basse de basalte et de laves
A même les échos esclaves
Par une trompe sans vertu
Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)
Suprême une entre les épaves
Abolit le mât dévêtu
Ou cela que furibond faute
De quelque perdition haute
Tout l’abîme vain éployé
Dans le si blanc cheveu qui traîne
Avarement aura noyé
Le flanc enfant d’une sirène.