La lecture du dernier livre de J.-C. Michéa (Le Complexe d’Orphée) m’a donné envie de lire Orwell dont je ne connaissais que La Ferme des Animaux et 1984. Le premier livre sur lequel je suis tombée (Hommage à la Catalogne) est certainement l’un des plus impressionnants. Orwell y parle de façon très personnelle et émouvante de son engagement aux côtés des Catalans et de sa participation à la Guerre d’Espagne dans les troupes du P.O.U.M. (Parti ouvrier d’unification marxiste). Orwell n’avait nullement choisi le P.O.U.M par conviction partisane (trotskyste ou autre), pas plus d’ailleurs que bien des miliciens – souvent très jeunes – pour qui ne comptait que la cause de la révolution. Pour s’engager et risquer sa peau, Orwell avait juste eu besoin de savoir quel était l’ennemi « principal » : Franco, le féodalisme, l’Eglise. C’est par la suite qu’il a été séduit par l’embryon de société égalitaire apparu à Barcelone et plus encore sur le front, où soldats et officiers touchent la même solde, se tutoient et s’appellent camarades. Mais plus tard, obligé de se cacher, voyant disparaître ses amis du P.O.U.M. traqués par les pro-soviétiques majoritaires, il a dû constater que si la fraternité régnait face à l’ennemi, les factions rivales s’acharnaient à compromettre la cause de la révolution, sous l’influence notamment de l’U.R.S.S.
Il y a d’innombrables passages magnifiques dans ce livre qu’il faut absolument lire. J’ai choisi une page de l’une des annexes où Orwell tente d’y voir plus clair sur les enjeux politiques, quelques mois après l’écrasement de la République espagnole. Ce qu’il écrivait alors (en 1937) en dit long sur le mensonge partisan (« calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose ») à toutes les époques.
Ainsi donc, voilà ce que nous étions aux dires des comÂmunistes : des trotskystes, des fascistes, des traîtres, des assassins, des lâches, des espions, etc. J’avoue qu’il y avait de quoi ne pas être charmé, surtout lorsqu’on pensait en particulier à certains de ceux sur qui de telles accusations étaient portées. Imaginez tout l’odieux de voir un jeune Espagnol de quinze ans ramené du front sur une civière, de voir, émergeant des couvertures, son visage exsangue, hébété, et de penser que des messieurs tirés à quatre épinÂgles sont, à Londres et à Paris, tranquillement en train d’écrire des brochures pour prouver que ce petit gars est un fasciste déguisé. L’un des traits les p~us abominables de la guerre, c’est que toute la propagande de guerre, les hurleÂments et les mensonges et la haine, tout cela est invariableÂment l’œuvre de gens qui ne se battent pas. Les miliciens du P.S.U.C. que j’ai connus au front, les communistes des Brigades internationales qu’il m’est arrivé de rencontrer, ne m’ont jamais, ni les uns ni les autres, appelé trotskyste ou traître ; ils laissaient cela aux journalistes de l’arrière. Tous ceux qui écrivaient des brochures contre nous, et disaient de nous des infamies dans les journaux, restaient chez eux bien à l’abri, ou tout au plus s’aventuraient-ils dans les salles de rédaction de Valence, à des centaines de kilomètres des balles et de la boue. Et, mis à part les libelles de la querelle entre partis, tout l’inséparable de la guerre, – chauvinisme agressif, éloquence de carrefour, bluff, dépréciation de l’enÂnemi – tout cela, ceux qui s’en chargeaient étaient, comme toujours, des non-combattants, et certains d’entre eux eussent préféré faire cent kilomètres en courant plutôt que de se battre. L’un des plus tristes effets de cette guerre pour moi, ce fut d’apprendre que la presse de gauche est tout aussi fausse et malhonnête que celle de droite*. J’ai le ferme sentiment que de notre côté – du côté gouvernemental Âcette guerre est différente des guerres ordinaires, impériaÂlistes ; mais on ne le devinerait jamais, d’après le caractère de la propagande de guerre. La lutte était à peine déclenchée qu’instantanément journaux de droite et de gauche plonÂgèrent à qui mieux mieux dans le même puisard d’insultes. Nous nous souvenons tous des en-têtes du Daily Mail : « Les rouges crucifient les religieuses », tandis qu’à en croire le Daily Worker, la Légion étrangère de Franco était « comÂposée d’assassins, de pratiquants de la traite des blanches, de drogués et du rebut de tous les pays européens ». Encore en octobre 1937, le New Statesman nous entretenait d’hisÂtoires de fascistes se faisant une barricade avec les corps d’enfants vivants (ce qu’il y a bien de plus incommode comme barricade !), tandis que M. Arthur Bryant déclarait que « scier les jambes d’un commerçant conservateur » était « chose courante » en Espagne loyaliste. Ce ne sont jamais des combattants, ceux qui écrivent des sottises de ce genre ; peut-être croient-ils que le fait de les écrire est pour eux un succédané de combat ! C’est la même chose dans toutes les guerres : les soldats se battent, les journalistes mènent grand bruit, et jamais aucun grand patriote ne vient à proximité d’une tranchée de première ligne, si ce n’est en rapide tourÂnée de propagande. Ce m’est parfois un réconfort de penser que les progrès de l’aviation sont en train de changer les conditions de la guerre. Peut-être la prochaine grande guerre nous réservera-t-elle un spectacle sans précédent dans l’HisÂtoire : un chauvin troué par une balle.
* Je voudrais faire exception pour le Manchester Guardian. Pour écrire ce livre, j’ai dû parcourir les collections d’un bon nombre de journaux anglais. De tous nos plus grands journaux, seul le ManchesÂter Guardian m’a laissé un respect accru pour son honnêteté