Chop Suey, 1929
Dans l’Avant-propos du catalogue de la rétrospective Hopper du Grand Palais, Didier Ottinger, commissaire de l’exposition, rappelle que la reconnaissance de l’artiste américain a été relativement tardive. Sa peinture était difficilement acceptable dans le contexte artistique de l’époque, où triomphait un formalisme abstrait « promu, écrit Ottinger, par une critique autoritaire jusqu’au dogmatisme » (cat. p. 16). Coates, critique du New Yorker, la juge » purement illustrative »Â» et l’oppose à celle de Pollock. Les adversaires de Hopper ne mâchent pas leurs mots. Pour Clement Greenberg (1946), il » n’est pas un peintre dans le plein sens du terme, […] ses moyens sont de seconde main, minables et impersonnels », c’est-à-dire qu’il est « simplement un mauvais peintre « .
Mais certaines circonstances, comme la promotion de la culture populaire par le Pop art aux Etats-unis, note encore Ottinger, ont fait que, malgré tout, contrairement à Bacon longtemps taxé d’académisme, Hopper a réussi dans une certaine mesure à échapper aux anathèmes des modernistes. D’ailleurs, avec d’autres membres de la revue Reality, il contre-attaque, dénonçant dans un manifeste l’ » irresponsabilité » et le « snobisme » de la critique, qui considère » l’innovation textuelle comme l’unique manifestation de l’intuition artistique » et privilégie l' » exploitation arbitraire d’une seule composante de la peinture », encourageant ainsi « le mépris du goût et de l’intelligence du public « .
Réaliste, Hopper est loin pourtant de cette impersonnalité que lui a reprochée la critique américaine. Voici ses propos cités par Lloyd Goodrich (Edward Hopper, New York, 1983) :
« Le grand art est l’expression extérieure d’une vie intérieure, laquelle découle de sa vision personnelle du monde […]. Quand je peins, je cherche toujours, en utilisant la nature comme moyen, à fixer sur la toile mes réactions les plus intimes vis-à-vis d’un sujet, aux moments les plus favorables, ceux où mes intérêts et mes préférences confèrent une certaine unité aux faits. »
Peu importent, à vrai dire, les bonnes ou mauvaises raisons qui ont permis à la peinture de Hopper de résister à la disqualification écrasante de la figuration et même de la narration dans la peinture du XXe siècle. Que certains aient comparé son art à celui de Mondrian ou des cubistes peut d’ailleurs se comprendre, si l’on cherche absolument à lui décerner un brevet de modernité. Mais c’est aller vite en besogne. En nous transportant dans un autre monde, ses paysages urbains simplifiés, rigoureusement construits, au coloris étrange nous parlent du nôtre, nous aident à en percevoir la part de beauté, comme le voulait Baudelaire. Mondrian ferme le rideau, détourne la vue (Balthus a été témoin de ce geste négateur par lequel le peintre hollandais a supprimé le spectacle d’un arbre qu’admirait Giacometti). Hopper fait exactement le contraire ; son réalisme transfigure les choses et les êtres les plus quelconques : une rangée de pompes à essence écarlates, une façade d’immeuble anonyme, des objets à l’abandon. Sans misérabilisme ni voyeurisme, il peint la solitude d’une ouvreuse ou d’une spectatrice, la détresse muette d’une femme relisant une lettre (de rupture ?) dans une chambre d’hôtel, ou pianotant quelques notes pour attirer l’attention d’un compagnon indifférent (Room in New York, 1932).
Les toile de Hopper et déjà ses dessins publicitaires ou ses illustrations, ses aquarelles virtuoses, que nous montre la belle exposition du Grand Palais, nous parlent le même langage que les artistes qu’il admirait, de Vermeer à Courbet ou Degas. Devant ces œuvres, on se surprend à admirer ce qui n’a plus guère cours aujourd’hui, à s’en délecter. Si réellement, comme le serine mécaniquement une critique historiciste, les qualités qui font de Hopper un grand artiste (un dessin « probe » – au sens d’Ingres disant que » le dessin est la probité de l’art » – , une composition savante, une mise en page saisissante (je pense aux cadrages quasi cinématographiques de certains tableaux), un coloris à la fois audacieux et vrai) sont à remiser au magasin des vieilles lunes ; s’il n’y a plus lieu de représenter le monde (ah! les indigestes tartines sur la « présentation » qui aurait évincé la « représentation », réduite à la reproduction d’un réel déjà là!), alors pourquoi, comme Yves Bonnefoy, sommes-nous reconnaissants à Hopper d’avoir préservé la peinture envers et contre tout? Pourquoi comme François Bon, auteur d’un beau livre chez Flohic, l’admirons-nous d’avoir saisi l’essence de la ville? Quand Wim Wenders reproduit dans The end of violence le bar de Nighthawks (http://vimeo.com/34603852), ce qu’il emprunte à Hopper, c’est un mode de stylisation dont le cinéma en tant qu’art nécessairement réaliste a besoin. En citant ce tableau célèbre, il se réfère aussi à la dimension en somme mythologique de ce réalisme. Pas seulement au sens du « mythe américain », mais comme dimension propre au réalisme, loin de l’anecdotique quand il est véritablement artistique.
C’est là le plus fascinant : que Hopper s’élève au mythique sans jamais perdre de vue – bien au contraire en s’y attachant – notre condition. Pas plus que Kafka par exemple, il ne peint la perte du sens en la mimant par un raccourci simpliste : en renonçant à ce par quoi son moyen d’expression touche au sens, en gommant comme, littéralement, Cy Twombly. Il ne montre pas la géométrie des immeubles à l’aide d’un quadrillage, c’est-à-dire en niant que ce soit des immeubles ou quelque objet de notre monde. Elle existe quelque part cette maison coquette qui a peut-être été le rêve de quelqu’un et qui est à présent abandonnée le long d’une voie ferrée. Un vrai soleil éclaire ces façades désertées, ces pièces vides, met en relief les moulures, caresse les étoffes fanées, fait apparaître les trous d’ombre dans lesquels peut-être se cache l’une de ces femmes cloîtrées de Beckett, « assise à sa fenêtre » comme celle de Berceuse. La déréliction se perçoit par contraste. Le vide d’une rue, celui d’une chambre exigent une mise en scène. Jamais Hopper n’est tenté par ce que Bonnefoy appelle dans L’Improbable « l’arcadie de la chose brute ».
Pas plus que Balthus, il ne réalise de reportages. Il convoque des lieux, les fait exister par un travail méticuleux. La plupart de ses peintures ont nécessité de nombreux dessins très précis où la lumière, naturelle ou artificielle, souvent matérialisée par des reflets et la projection sur les murs de formes géométriques, joue un rôle essentiel. C’est une sorte de théâtre où des personnages tentent de faire bonne figure, surtout les femmes souvent maquillées (parfois trop), habillées avec soin, les ongles faits, coiffées de chapeaux cloche dernier cri. Mais si on les regarde bien, tous portent un masque et le blanc plâtreux des visages, des corps qui m’a frappée quand j’ai vu les œuvres, nous dit qu’ils sont morts. Seuls dans leur chambre, même en compagnie, comme dans un caveau. Sauf que Hopper a éclairé violemment ces pièces funèbres. (à suivre)