La peinture de Francis Bacon n’est pas de celles qui séduisent d’emblée. Poignante au sens que Barthes donne à ce terme quand il parle de la photographie, tragique, elle obsède. Est-ce par la violence qui y circule, atteignant le spectateur et l’arrachant malgré lui à l’indifférence? Par le décor, familier et menaçant à la fois? Par l’évident souci de beauté et l’irradiation en nous des sources d’inspiration du peintre, la dimension toujours mythologique des tableaux? Finalement, on ne peut s’empêcher de se poser à son tour la question de Leiris : de quoi cette œuvre (me) parle-t-elle, qu’a-t-elle à (me) dire avec toute la puissance muette de la peinture alors même qu’elle semble n’user d’aucun des moyens de séduction ordinaires de cet art, sinon – indubitablement – de la couleur et qu’elle se tient souvent aux confins de l’horreur et de l’abjection ?
Quel réalisme?
Car on ne peut même pas dire que la démarche de Bacon se rapproche de celle préconisée par Baudelaire pour le « peintre de la vie moderne » : son propos n’est pas d’extraire la beauté du mal (de la laideur), encore moins de mettre à distance le réel afin d’en jouir. Michel Leiris le pensait sans doute, d’où son insistance sur la représentation minutieuse de l’environnement contemporain (les « entours ») dans les tableaux de son ami. Mais Bacon n’est ni Rembrandt, ni Chardin : je ne crois pas qu’il ait eu pour objectif de présenter à la délectation du spectateur, en l’arrachant au quotidien, un spectacle répugnant (celui d’une raie ou d’un cadavre dans une salle de dissection). On est frappé par la présence de ses étranges figures, plus vraies que nature, mais sa figuration n’est pas mimétique à la façon à la façon de celle de Hopper, Balthus ou Lucian Freud, qui ont résisté à la dissolution du monde visible dans la peinture. Bacon est avant tout le peintre du foisonnement des images. Assiégé par elles, il a cherché à les retenir pour en exprimer la vérité, usant de la peinture comme d’un antidote à leur banalisation comme à leur excommunication dogmatique. Aussi est-il vain de le classer dans tel ou tel courant contemporain. Sa modernité remet en question la notion même de modernité. Elle a cette vertu rare de brouiller les pistes.
Admiratif des classiques mais craignant l’académisme, Bacon a exploré sa propre voie, étroite, hasardeuse, intempestive, requérant la plus grande intégrité. Nul doute que cette singularité n’ait été pour beaucoup dans la situation unique d’un artiste dont les toiles sont parmi les plus chères du monde alors qu’il est, à tous points de vue, à contre-courant. La reconnaissance ne doit en effet pas faire oublier les attaques dont il fit l’objet en tant que figuratif, sa position d’outsider dans le paysage de l’après-guerre, une solitude certes assumée mais dont il faut savoir qu’elle a déterminé chez lui une stratégie très particulière, dont il sera question plus loin.
Comme tout artiste moderne [2], Bacon ne voulait être ni « illustratif », ni anecdotique ; et il est parvenu à éviter ces pièges alors même que sa peinture est marquée par le souvenir d’Eschyle, de Shakespeare, de T.-S. Eliot ou de Garcia-Lorca et qu’il a secrètement rempli ses tableaux des traces ineffaçables de ses épreuves personnelles, ce qui surprendra sans doute ceux qui le situent du côté de l’immédiateté de la pulsion. C’est pourquoi on ne peut sans émotion voir ses grands triptyques.
L’œuvre de Bacon est précieuse parce qu’elle fait sauter les catégories les mieux établies, ouvrant la possibilité d’autres réponses que celles qui passent pour les seules légitimes. « Si seulement les gens étaient assez libres pour tout assimiler, il pourrait en sortir quelque chose d’extraordinaire » confiait-il à John Russel [3]. N’étant « freiné par aucune espèce de préjugé »[4], il a forgé son propre style, sans se soucier du jugement de critiques à l’affût d’un coupable « retour en arrière » sur le chemin à sens unique du « progrès » artistique. Avec ses personnages qui se mélangent, s’épient ou s’affrontent, visages et corps exhibant leur envers immontrable, menaçant à tout moment de se défaire – ou promettant au contraire d’émerger d’une matière informe, avec ses pistes, ses tentures, ses cages, ses pièces sur lesquelles s’ouvrent ou se ferment des portes fatidiques, il nous oblige à nous interroger sur la représentation et même, malgré son opposition déclarée à la « narration », à reposer la question du sujet, évacué il y a plus d’un siècle des arts plastiques.
Michel Leiris savait gré à son ami Bacon d’avoir « jeté sur le tapis » cette « carte majeure : nos rapports avec le réel, notre façon d’appréhender le monde, sa course et les êtres dont il est peuplé » (p. 16). Il ne s’agit pas d’ajouter aux images indifférentes et gratuites que notre monde produit en série. C’est ce consentement passif à la « modernité » qu’il reproche parfois durement à ses contemporains. D’un autre côté, il n’identifie pas comme certains d’entre eux « la spiritualité artistique à l’absence de réalisme »[5].
Sujet et récit sous-jacent
Pour les sujets qu’interprètent ses singulières figures, au croisement des grands mythes et des tragédies de sa propre existence, il lui a fallu dresser un théâtre : espace à la fois clos et démultiplié à l’infini, baignant dans l’« unheimliche » défini par Freud, cette « variété particulière de l’effrayant qui remonte au depuis longtemps connu, depuis longtemps familier »[6], ce mélange de trouble et d’effroi devant le dévoilement de ce qui « devait rester un secret, dans l’ombre, et qui en est sorti » [7]. Sur une scène tour à tour sombre et flamboyante, paraissent des personnages, pas – ou plus – tout à fait humains, mutilés, disparaissants, comme saisis au plus fort d’une crise d’épilepsie. Peut-être resteraient-ils inconsistants si on ne devinait à l’arrière-plan les mystères immémoriaux auxquels ont pu être mêlés cet Å’dipe à la cheville jamais cicatrisée, cette carcasse perpétuellement dévorée par le vautour de Prométhée. Que s’est-il passé dans ces lieux si ordinaires : salle de bain, chambre à coucher, compartiment de train filant sous la lune ? De quelles tueries mythologiques témoignent ici un oreiller sanglant et un bagage abandonné, là un monstre aux aguets ? Pourquoi les êtres les plus improbables nous semblent-ils traîner avec eux une histoire, dont ils nous livrent quelques bribes comme cette Tête, qui s’est tout entière ramassée dans son propre orifice buccal pour une ultime mastication? Telle la « bouche d’ombre » eschyléenne évoquée par Jean Clair au sujet des Trois figures à la base d’une crucifixion[8], la créature baconienne ne hurle pas son désespoir, elle veut nous obliger à regarder en face ce dont « par un réflexe prophylactique » (Jean Clair), on préfère détourner les yeux. Elle ne nous est pas si étrangère pourtant : « Regarde-moi bien, mon amour », lui fait dire Vargas Llosa : « Reconnais-moi, reconnais-moi »[9], je suis humain. humanité jamais éludée fait que le monde si ravagé des tableaux de Bacon est le nôtre, que chacun peut y reconnaître des lambeaux, des échos de sa propre vie. Le « Francis » de Pierre Charras revoit, placés sur des « podiums »[10], des amis « qui n’auront jamais quarante ans » ; il entend résonner derrière la vitre leurs cris muets (p. 51) : « Tous ils sont là, tendus vers la porte. Assiégés. Et elle s’ouvre sans qu’ils l’aient voulu, pour laisser entrer les ténèbres » (pp. 59-60).
Un récit habite secrètement la toile, qui a le pouvoir de conjurer l’absence ou la mort et offre réparation. Ainsi, l’indéniable puissance suggestive de l’œuvre de Bacon ne tient pas seulement à l’extraordinaire, presque insoutenable « présence » des figures, souvent célébrée, mais aussi à ce que le le temps de la fiction s’y inscrit dans le hors-du-temps de la peinture. Même Deleuze, pourtant convaincu que les triptyques de cet artiste « ne racontent aucune histoire » (Logique de la sensation, p 12), ne peut s’empêcher d’évoquer certains tableaux comme s’ils recélaient une fable sous-jacente. Voilà comment il parle de L’Homme et l’Enfant, un tableau de 1963. Celui-ci, nous dit-il, « représente une petite fille bizarre, avec des gros pieds, et qui a l’air sévère, les bras croisés, et qui regarde un bonhomme, comme en fait Bacon, assis sur un tabouret réglable, dont on ne sait s’il descend ou s’il monte ». On ne le sait pas en effet [11], mais on peut rêver sur cet « air sévère », cette « bizarrerie », ces « bras croisés », ces « gros pieds », comme si des éléments nous manquaient, peut-être les parties absentes (ou cachées) de ce tableau que Deleuze perçoit étonnamment comme « un triptyque enveloppé au lieu d’être un triptyque développé » (ibid.).
Regardons-la plus attentivement, cette petite apparition. Oui, elle est « bizarre » : pas tout à fait notre semblable car difforme et pourtant familière avec sa petite jupe grise et son corsage bleu clair. Il est vrai qu’elle semble avoir un compte à régler avec celui dont elle est venue envahir l’espace, qui évoque un atelier à cause de l’estrade et du siège. Il y a même à l’arrière-plan un carré jaune doré qui pourrait être une toile et qui se détache avec force que le fond mauve. Bacon nous a habitués à la déformation, qui chez lui n’est pas arbitraire mais doit aller, nous dit-il, « dans le sens de l’apparence » des êtres représentés [12], ce qui signifie qu’elle a vocation à révéler quelque chose d’invisible. D’où la sorte d’hybridation à laquelle le peintre soumet si souvent ses créatures et qui n’épargne ni l’enfant dont nous parlons, ni ces petits paralytiques [13] que Bacon fait évoluer sur de sortes de pistes. Tous ont l’étrangeté des monstres mythologiques qui peuplent la littérature antique, notamment les Erinyes à qui Bacon, grand lecteur d’Eschyle, donne le nom d' »Euménides » : elles sont omniprésentes dans ses tableaux depuis les Trois Figures au pied d’une crucifixion de 1944. Comme les cruelles persécutrices de K. dans Le Procès, autres fillettes dont la nature mythologique ne fait aucun doute [14], le personnage du tableau de 1963 aurait-elle surgi dans l’atelier parce qu’un crime y a été commis ? Attend-elle quelque chose de l’homme assis sur une estrade désormais inutile, les bras immobilisés comme par une camisole de force ? Nous ne le saurons jamais mais il est évident que le conflit qui se joue sur la toile va bien au-delà de l’opposition – formelle – des couleurs entre elles ou de la figure et du fond? Comme le dit Deleuze, Bacon « étreint le chaos », il veut « porter la sensation au clair et au précis », « sauv[ant] le contour »[15], rejetant l’informe.
« Je n’ai rien à exprimer » (Francis Bacon)
Il faudrait ajouter que, ce faisant, il sauve aussi le sens, malgré la légende tenace qui l’entoure, légende d’autant plus intimidante que l’artiste l’a constamment entretenue. Ce document capital que sont les Entretiens avec David Sylvester nous le montre déjouant les questions sur le contenu de son œuvre, répétant à toute occasion qu’un tableau se suffit à lui-même, que le mystère de la peinture est impénétrable. Il lui plaisait d’être considéré comme un artiste de l’immédiateté, en prise directe sur son jaillissement intérieur, un autodidacte non corrompu par l’Ecole, travaillant à pleines mains la matière picturale au milieu d’un chaos d’images réduites à l’état de « compost » par le piétinement des visiteurs. Il est vrai que les photos de l’atelier, où s’entassent livres et documents de toute nature, froissés, déchirés et éclaboussés, suggèrent, plutôt qu’une méditation poétique, une sorte de transe. Selon Deleuze, Bacon»[16], différant en cela à la fois des figuratifs et des abstraits, aurait compris que « l’essence de l’art » est non de « reproduire ou d’inventer des formes » mais de « capter des forces« . Tout son effort aurait ainsi tendu à l’élimination de l’envahissant « cliché » que serait la figuration mimétique. Le caractère indiscutablement paroxystique, exacerbé, chargé des stigmates de la « subjectivité » de l’œuvre de Bacon a ainsi été mis en avant au détriment de ce qu’elle a de prémédité et de construit. Leiris lui-même, si admiratif du réalisme de Bacon, a insisté dans ses analyses sur l’« émotion directe », la « dictée irrationnelle », les «graphismes aberrants » et « accidentels »[17]. Traducteur des Entretiens, il a largement contribué à diffuser la vision que Bacon voulait imposer de son travail. C’est à croire que le flagrant, le « convulsif »[20], qui se réalisent en quelque sorte au présent, sont seuls aptes à rendre compte d’une œuvre rejetée hors de la sphère de l’intelligible [21]. Le peintre est décidément l’Autre, l’étranger aphasique. L’élaboration formelle passe au second plan, la « brutalité du fait » commande tout. Pourtant dès que l’on regarde les tableaux, qu’on tente d’en rendre compte sans se limiter à la couleur, à la composition ou à la touche – ce que fait généralement Deleuze – on perçoit autre chose. Jacques Dupin va jusqu’à suggérer une lecture politique et même allégorique de l’énigmatique Triptyque 1986-87 [18] :
« Sur le volet de gauche, le sinistre président Wilson après la signature du traité de Versailles. N’ayant de vivant que les signes de l’honorabilité, le manteau gris, les guêtres, les gants, le haut de forme, un frisson de crainte révérencieuse comme s’il suivait ses propres obsèques. Sur le panneau de droite, le drap maculé de sang de Trotsky après son assassinat. Son cadavre évacué, il ne reste de lui qu’un pupitre, une lampe, les journaux, l’écarlate du sang sur le drap ».
Pour comprendre la stratégie adoptée par Bacon, il faut avoir à l’esprit la place très particulière qu’elle occupe dans le paysage artistique de la deuxième moitié du XXe siècle. Incarnant presque à lui seul une troisième voie [22], Bacon pouvait craindre que sa peinture ne fût purement et simplement disqualifiée comme académique. D’où la batterie de défenses qu’il a disposée autour d’elle [23], faisant notamment en sorte d’en contrôler l’exégèse, si bien que, de son vivant du moins, toute interprétation non autorisée s’exposait à un désaveu. D’après Martin Harrison, « Bacon censura en effet l’étude iconologique de ses tableaux, d’abord en contestant les iconographies. La plupart des critiques se rangèrent à ce déni du contenu, et ceux qui transgressèrent l’interdit risquaient de se voir refuser les droits de reproduction »[24]. C’est ce que disait déjà son biographe et ami Michael Peppiatt : « Bacon manipulait […] l’interprétation de ses peintures avec le même objectif quasi religieux. Bien que paraissant chargées de sens, avec leurs figures d’oppresseurs hurlant et de victimes écorchées, avec leurs svastikas et leurs seringues, leurs miroirs et leurs cages, Bacon décrétait qu’elles ne signifiaient rien. A chaque occasion il répétait avec malice : » Je ne suis pas un expressionniste comme le prétendent certains. Après tout je n’ai rien à exprimer »»[25]. Il fallait donc s’en tenir à la perception émotionnelle de ce qui était d’ailleurs censé avoir été produit sans conceptualisation préalable. Sa réponse à Michel Archimbaud qui lui demandait : « Réfutez-vous toute forme d’explication de votre travail ? » décourage l’exégèse :
« L’explication ne me semble pas nécessaire, pas plus en peinture d’ailleurs que d’autres domaines artistiques, comme la poésie. Je ne crois pas qu’on puisse donner l’explication d’un poème ou d’une peinture. Picasso, par exemple, parlait très bien de la peinture. Il a dit toutes sortes de choses intelligentes sur la peinture. Mais il n’est jamais parvenu à expliquer son génie ! Il me semble que les explications, forcément, tournent court » (op. cit., p. 58).
De cette ligne de conduite, Bacon s’est peu écarté : « J’essaie seulement de tirer de mon système nerveux des images qui lui soient aussi fidèles que possible. Je ne sais pas ce que la moitié d’entre elles signifient. Je ne dis rien du tout. Si je dis quelque chose aux autres, je ne sais pas. Mais positivement je ne dis rien. » (à David Sylvester, p. 84). Et l’autre moitié ? a-t-on envie de demander. La tendance du spectateur à « broder », comme dit David Sylvester, est-elle si illégitime ? On voit bien le pouvoir inhibant de tels propos, au-delà de l’évidence qu’il y a dans la peinture quelque chose qui échappera toujours au discours. Non sans « lâcher » çà et là quelques précieuses confidences, Bacon entourait donc son travail d’une aura de mystère. Peppiatt parle même de son « désir de secret hermétique » (Francis Bacon à l’atelier, p. 34). Et Victoria Walsh cite cette anecdote significative : comme un visiteur l’interrogeait sur ce qu’il adviendrait de ses archives, Bacon balaya tout ce qui se trouvait à sa portée, le mit dans des sacs poubelle et en fit un feu de joie (catalogue de la Tate, p. 74, je résume).
Bacon s’ingénia en outre à détourner les commentateurs de chercher des voies d’accès à son œuvre dans les documents, notamment photographiques, dont on sait qu’il se servait abondamment. Sa tactique était de proclamer ses emprunts, mais en mettant tout sur le même plan, de façon à ce qu’aucune influence n’émergeât de façon significative. Il brouillait ainsi les cartes : « J’ai été influence par tout ce que je voyais. […] Et c’est à cela que je pense quand je parle d’influence, quelque chose comme ce phénomène de l’éponge qui absorbe tout »[26] ; ou encore : « Je me vois comme une sorte de machine à pulvériser alimentée par tout ce que je ressens et regarde »[27]. Ainsi est né la légende de l’œuvre valant d’abord par sa force de suggestion, liée aux procédures de création qui lui sont propres : intuitives, donc inaccessibles à l’analyse.
Avec le recul, on est frappé au contraire par la maîtrise et l’extraordinaire préméditation de cet art prétendument spontané. La confrontation de l’œuvre à ses sources, maintenant bien répertoriées, au moins pour ce qui est des images, est riche d’enseignements [28]. Peintre figuratif à sa façon singulière, Bacon n’a pas craint de se colleter non seulement avec le portrait, et l’exigence de ressemblance que, selon lui, comporte obligatoirement le genre mais aussi avec la peinture d’histoire. Mais il lui a fallu rendre ces choix globalement acceptables, d’où la stratégie qui vient d’être évoquée. Il a ainsi pu s’avancer masqué et réussir à s’imposer. Sa bibliographie est considérable car il ne nous laisse pas tranquilles, même si les textes qui lui sont consacrés creusent trop souvent la même ornière, lui appliquant consciencieusement, à titre de « vaccine » avant-gardiste [29], la double étiquette privative : ni illustratif, ni narratif. Ainsi le scandale que représente une œuvre aussi inclassable peut être digéré.
Pourtant, une fois absorbé le choc de ces images qui, dès 1944, refusaient brutalement l’oubli et le consensus en redonnant force aux grands mythes, il eût été facile de discréditer la peinture de Bacon comme exagérément violente (ne l’a-t-on pas qualifié de « peintre d’abattoirs » ?) et surtout, faute impardonnable entre toutes, de rétrograde. Face à l’incompréhension, l’œuvre a tenu bon. Le plus beau est qu’elle résiste aussi à l’hagiographie qui pourrait l’enterrer en niant ou en sous-estimant l’inactualité qui fait sa grandeur [30]
Philippe Sollers dans son livre Les Passions de Francis Bacon [31] évoque le Rimbaud révolté de la Saison en enfer, mais c’est surtout aux « horribles travailleurs » annoncés dans la « lettre du voyant » que fait penser le peintre, à ces découvreurs intraitables que rien ne fait ployer. Aussi, plutôt que de répéter avec un frisson rétrospectif qu’il aurait pu ne rien rester de l’œuvre, que Bacon aurait lacéré toutes ses toiles si ses marchands ne les avaient pas fait prendre au fur et à mesure dans son atelier, demandons-nous dans quelles contradictions il se débattait et pourquoi bien des tableaux que nous admirons (par exemple ses innombrables variations autour du pape Innocent X de Vélasquez) furent considérées par lui comme des échecs. Pourquoi cette insatisfaction permanente, « toutes ces allusions aux difficultés, à la malchance, à la confusion de notre temps » ; et, chez un peintre hostile à l’illustration, « l’admiration passionnée pour ce Vélasquez où l’apparence est respectée et où, cependant, on sent passer »l’ombre de la vie »» ? Pourquoi ce tiraillement entre d’une part la primauté laissée au hasard et d’autre part « le goût d’un art ordonné qui le fait, tout en pratiquant les »marques libres » récuser le »gâchis expressionniste » » ? A quoi tend, enfin, l’utilisation « de la série, du triptyque – qui semblent chercher l’équivalent des grandes compositions de jadis ? »[32] A ces questions, pourtant essentielles, peu de réponses ont été données. Les poser – comme Gaétan Picon eut le grand mérite de le faire – suppose d’accepter l’idée que la peinture de Bacon est grande par ses contradictions mêmes. C’est en affrontant celles-ci que l’on pourra y voir un peu plus clair sur les contradictions de notre temps.
[1] Francis Bacon, coll. « L’Univers de l’art », Thames & Hudson, 1994, p. 51.
[2] Les Anciens ne se posaient pas la question, évoluant tout naturellement dans l’ut pictura poesis sans que leur peinture en fût diminuée : ce mystère intriguait Bacon, j’y reviendrai.
[3] « Cette citation de Bacon accompagne un commentaire de John Russell sur l’admiration du peintre pour Baudelaire et la « noblesse » avec laquelle il traitait des sujets prosaïques. Voilà ce qu’en dit Russell : « Baudelaire écrivit quelques-uns de ses plus beaux textes en adaptant l’expression majestueuse du XVIIe à des sujets essentiellement modernes, et dont il n’aurait jamais pu être traité auparavant. De la même manière, l’ambition de Bacon fut de prendre une matière »choquante » ou »ignorée », et de l’exprimer dans la grande tradition européenne. » Francis Bacon, coll. L’Univers de l’art, p. 30.
[4] Michel Leiris, « Bacon hors-la-loi », paru dans Francis Bacon, éditions du Centre Pompidou, 1996.
[5] La formule est d’Ernst Gombrich qui l’utilise à propose de Malraux, « Malraux sur l’art et le mythe », 9 oct. 1960, repris in Réflexions sur l’histoire de l’art, éditions Jaqueline Chambon, 1992, p 374.
[6] Sigmund Freud, L’inquiétante étrangeté et autres essais, édition Folio, p 215.
[7] Ibid., p 222. On trouve l’image de l’épileptique dans le texte de T.-S. Eliot, « Sweeney agonistes », dont Bacon dit s’être inspiré pour le triptyque du même nom. Selon Freud, la crise épileptique « parce qu’elle […] éveille […] chez le spectateur le pressentiment de processus automatiques – mécaniques – qui se cachent peut-être derrière l’image habituelle que nous nous faisons d’un être animé » (p. 224), produit un sentiment d’inquiétante étrangeté. .
[8] Pour Jean Clair, la figure centrale du triptyque évoque « la Pythie delphique sur son tripode oraculaire ». Jean Clair fait référence « au souffle issu de la bouche d’ombre de la Terre » dont parle Eschyle dans L’Orestie. Autoportrait au visage absent, écrits sur l’art, 1981-2008, Gallimard, 2008, p. 255.
[9] Cf. Eloge de la marâtre, chapitre 9 « Portrait d’un être humain », p. 129-133, Folio, éd. Gallimard 1990 pour la trad. française. Les personnages de ce livre sont nés d’une série de tableaux (une célèbre allégorie de Bronzino, une Diane au bain de Boucher, une Annonciation de Fra Angelico, etc.) qui mettent fantasmatiquement en scène des épisodes de leur histoire. Dans « Portrait d’un être humain », inspiré par Tête I, la figure baconienne apparaît comme une modalité habituellement invisible de don Rigoberto, le personnage principal.
[10] Francis Bacon, le ring de la douleur, Ramsay, Archimbaud, Paris, 1996.La même métaphore se trouve chez Leiris, p. 118.
[11] Propos recueillis par Hervé Guibert, Le Monde du 3 décembre 1981 à l’occasion de la publication de Logique de la Sensation. Interview reprise dans Le Monde 2 (« Les Archives », 6 septembre 2008). Il n’y a pas de tabouret réglable dans ce tableau, mais que Deleuze l’ait cru montre à quel point l’imagination du spectateur est sollicitée par la peinture de Bacon. En revanche, l’estrade évoque un atelier. Il faut aussi remarquer la façon dont le personnage masculin paraît ligoté, comme entravé par une camisole de force. S’il s’agit d’un artiste, alors c’est un artiste empêché ou impuissant.
[12] Entretiens avec David Sylvester, passim, par exemple p. 139.
[13] Venus des photographies de Muybridge qui décomposaient le mouvement (Human figures in motion, 1887).
[14] Référence qui n’aurait pas, je pense, déplu à Deleuze. Dans son adaptation de l’œuvre de Kafka, Orson Welles a donné à ces figures plus de présence encore que dans le roman.
[15] Logique de la sensation, les citations sont pages 96 et 102.
[16] Logique de la sensation, p. 57 (je souligne).
[17] « L’on croirait, écrit-il, que c’est, plutôt qu’une opération concepÂtuelle, la main (le geste de tracer ou de peindre, la « touche ») mue par une émotion directe – la main bouleversée en quelque sorte – qui bouleverse le motif » « Francis Bacon aujourd’hui », in Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 37. Leiris parle aussi d’une « dictée irrationnelle qui, au cours du travail même, oriente presque accidentellement vers des graphismes aberrants par rapport à ce qu’on entend transcrire avec exactitude » (ibid., p. 38, je souligne)
[18] « Notes sur les dernières peintures, Cahiers d’art contemporain, n °39, p 6.
[19] « Fragments dans les marges d’un texte de Michel Leiris », in Francis Bacon, Peintures récentes, Galerie Maeght-Lelong.
[20] Leiris s’y réfère, paraphrasant le « propos de Breton sur »la beauté convulsive », qui assure qu’elle sera paroxystique ou ne sera pas » (Francis Bacon ou la brutalité du fait, op. cit., p. 46).
[21] Dans le chapitre intitulé « De la poésie muette à la peinture aveugle » de La Figure du monde, pour une histoire commune de la littérature et de la peinture, L’Harmattan, 2008, j’ai tenté d’analyser la façon dont, par réaction à l’ut pictura poesis, les écrivains, depuis le XIXe siècle, tendent à creuser le fossé qui sépare les arts.
[22] C’est Deleuze qui distingue trois réponses à la question posée par la modernité aux artistes ayant selon lui à « s’arracher » à la figuration : l’abstraction, l’expressionnisme abstrait et la figuration non figurative qui est selon lui celle de Bacon (p 103). Pour Deleuze, la Figure (avec un F) se dresse chez Bacon sur le naufrage de ce que le visible naturel offre au peintre, elle est arrachée à la fois au chaos et au cliché.
[23] Comme l’ont montré les commissaires de la rétrospective de 2008-2009 à la Tate Britain dans leur catalogue : Francis Bacon, edited by Matthew Gale and Chris Stevens, Tate publishing, 2008. Il faut évidemment aussi se reporter au Francis Bacon publié par le Centre Pompidou en 1996.
[24] Cf. Martin Harrison, cité p. 74 du catalogue par Victoria Walsh (je traduis ou résume (cf. Harrison, « Francis Bacon : lost and found » Apollo Magazine, mars 2005, p. 97).
[25] Francis Bacon à l’atelier, p. 32-33.
[26] Francis Bacon, entretiens avec Michel Archimbaud, p. 31.
[27] « I think of myself as a kind of pulverising machine into which everything I look at and feel is fed. », cité par John Russell, Francis Bacon, p. 71 (je traduis).
[28] Les commissaires de la récente exposition de la Tate s’y sont essayés dans leur catalogue, remettant en question avec une liberté réjouissante les idées reçues sur l’artiste, même s’ils ne tirent pas toutes les conséquences de leurs découvertes. Disons à leur décharge que ce n’était pas leur objet.
[29] Pour reprendre le joli mot de Barthes, cf. le chapitre que lui a consacré Antoine Compagnon dans son livre Les Antimodernes et plus particulièrement le § intitulé « La vaccine de l’avant-garde », p 419.
[30] On trouve , me semble-t-il, le travers opposé dans la récente exposition Bacon/Caravage de la Galerie Borghèse, à Rome (2009-2010). Certes, Bacon est, au sens nietzschéen, inactuel. Mais on aura beau invoquer des ressemblances biographiques, idéologiques et même esthétiques pour comprendre les intentions de la conservatrice, ce couplage ne fonctionne pas. Le catalogue traite d’ailleurs pour l’essentiel des deux peintres séparément. Et dans les salles, le regard ne parvient jamais à les embrasser en même temps. Dans une certaine mesure, ils s’excluent. Egaré en outre parmi les autres toiles du musée, car l’exposition nous fait circuler dans la Galerie, Bacon fait figure d’intrus. Ce qui nous montre justement que, pour percevoir son intempestivité, il faut tout de même le replacer dans son époque.
[31] Gallimard, 1996.
[32] Toutes les citations sont tirées du beau texte de Gaé«tan Picon intitulé « Le Cercle et le Cri » paru dans Francis Bacon, éditions du Centre Pompidou, 1996, op. cit., p 274.