Francis Bacon, Homme et enfant, 1963, Musée d’art moderne de Humlebaek, Danemark
Même montrés dans des occupations quotidiennes, conversant, copulant, se rasant, téléphonant, faisant du vélo, se contentant parfois de se tenir devant nous comme si le temps s’était arrêté, les personnages de Bacon restent des énigmes. Ses scènes de genre ne sont pas d’anodines « tranches de vie » naturalistes, appartenant à un temps où il va de soi que la figure humaine a sa place dans un tableau. Le seul fait pour celle-ci de pouvoir en occuper l’espace est déjà une victoire sur le néant. Mais cette victoire même fait l’objet – au second degré – d’une méditation qui,au-delà de ce que nous voyons, affecte l’œuvre d’une dimension quasi allégorique. Dans Logique de la sensation d’abord puis dans un entretien avec Hervé Guibert, Deleuze lui-même souligne le mystère de L’Homme et l’Enfant, un tableau de 1963 qui « représente, dit-il, une petite fille bizarre, avec des gros pieds, et qui a l’air sévère, les bras croisés, et qui regarde un bonhomme, comme en fait Bacon, assis sur un tabouret réglable, dont on ne sait s’il descend ou s’il monte. » [1] Cette brève description en effet ne parvient pas à démêler les éléments factuels de ce qui relève d’un début d’interprétation tant la peinture de Bacon sollicite l’imagination du spectateur le plus rétif à « broder».
Deleuze ne s’autorise à rêver ni sur le lieu ni sur les personnages, « bonhomme » (est-ce une façon de récuser l’identification du titre ?) et « petite fille », ni même sur l’« air sévère » de cette dernière, sa « bizarrerie », ses « bras croisés », ses « gros pieds » que pourtant il ne manque pas de remarquer. Ce serait concéder que l’art de Bacon fait place à la « narration ». Il est entendu en effet, Bacon l’a assez dit, que celle-ci est à proscrire. Deleuze cite les questions que recense pour la forme Russel (p 121) et l’approuve de ne pas les prendre trop au sérieux : « Russell dit très bien : »Cette fille a-t-elle été disgraciée par son père qui ne lui pardonnera pas ?Est-elle la gardienne de cet homme, cette femme qui lui fait face les bras croisés, alors qu’il se tort sur sa chaise et regarde dans une autre direction ? Est-ce une anormale, un monstre humain revenu pour le hanter ?, ou est-il un personnage mis sur un piédestal, un juge prêt à rendre sa sentence ? » Et chaque fois il récuse l’hypothèse, qui réintroduirait une narration dans le tableau. » Nous ne le saurons jamais et ne devrions même pas souhaiter le savoir ». Sans doute peut-on dire que le tableau est la possibilité de toutes ces hypothèses ou narrations en même temps. Mais c’est parce qu’il est lui-même hors de toute narration. »(Logique de la sensation, p 69)
Certes mais cela ne fait que confirmer la densité narrative du tableau. D’ailleurs la description de Deleuze suggère bien des informations manquantes, que nous auraient peut-être fournies les parties absentes (ou cachées) de ce qu’il voit avec lucidité comme « un triptyque enveloppé au lieu d’être un triptyque développé » (ibid.). La « matérialité du fait » serait-elle compatible avec l’ellipse qui invite à remplir les blancs, à s’interroger sur l’implicite ?
Elle mérite en tout cas d’être regardée de plus près, cette petite apparition au profil un peu bestial, mufle plutôt que nez, aux jambes torses et aux énormes pieds, qualifiés ailleurs de pieds-bots par Deleuze. Elle est « bizarre » et difforme, c’est vrai, mais cette bizarrerie et cette difformité ne doivent pas faire oublier la petite jupe grise et le corsage bleu clair de pensionnaire, les cheveux blonds mi-longs sagement coupés qui lui confèrent un aspect presque familier. Elle fait aussi partie de notre monde. D’ailleurs la déformation chez Bacon n’est pas arbitraire mais doit aller, nous dit-il, « dans le sens de l’apparence des êtres représentés »[2], ce qui signifie qu’elle a vocation à révéler quelque chose d’invisible.
L’expression butée, les bras croisés, la fillette fixe l’homme assis au costume sombre dont les longues manches s’entortillent autour de lui comme celles d’une camisole de force. A l’arrière-plan, un carré jaune d’or pourvu d’un cadre se détache nettement sur le mur mauve, évoquant une toile en attente sur un chevalet ou peut-être une fenêtre, ce qui au fond revient au même. Cette petite surface sert de fond quasi byzantin au buste de l’homme, qui tente d’ignorer l’enfant et regarde ailleurs. Son visage plein, avec une mèche en virgule sur le front, fait penser à celui de Bacon. Est-ce un peintre que cet être privé de ses bras, ligoté, impuissant ? Qu’attend de lui l’être hybride, mi-humain, mi-animal qui le surveille à distance ? Semblable aux cruelles persécutrices de K. dans Le Procès, autres fillettes dont la nature mythologique ne fait guère de doute[3], ce petit personnage semble avoir surgi dans la pièce parce qu’un crime a été commis. Faut-il voir en lui une première version de la future Erynie des années 70 ? Quoi qu’il en soit, le drame sous-jacent à l’œuvre est d’autant plus intense qu’il reste en grande partie informulé.
[1] Propos recueillis par Hervé Guibert, Le Monde du 3 décembre 1981 au moment de la publication de Logique de la Sensation. Interview reprise dans Le Monde 2 (« Les Archives », 6 septembre 2008) (je souligne).
[2] Entretiens avec David Sylvester, passim, par exemple p. 139.
[3] Référence qui n’aurait pas, je pense, déplu à Deleuze. Dans son adaptation de l’œuvre de Kafka, Orson Welles a donné à ces figures plus de présence encore que dans le roman.