Les nombreux entretiens donnés par Pierre Michon, regroupés ou non dans Le Roi vient quand il veut, filmés et disponibles en ligne, enregistrés sur CD (avec Colette Fellous en annexe au Pierre Michon d’Agnès Castiglione paru chez Textuel), constituent une passionnante doublure de son oeuvre. Et à ce titre, ils en sont indissociables au point qu’on peut hésiter sur la provenance d’un propos. Une formule comme « je pouvais enfin danser sur mes deuils », qui éclaire non seulement le premier livre mais aussi ceux qui ont suivi, se trouve – sauf erreur de ma part – dans l’entretien avec Colette Fellous mais n’aurait pas été déplacée dans Vies minuscules. Dans le meilleur des cas, l’entretien peut donc permettre à un auteur d’y voir plus clair dans son entreprise. Mais c’est à condition de sortir des automatismes de pensée qui enferment dans un carcan de généralités sclérosées et empêchent quoi que ce soit de nouveau d’advenir. Je l’ai pour ma part souvent constaté à propos des entretiens donnés par Francis Bacon. Les réussites nous apprennent qu’il faut laisser l’initiative à l’interviewé et, au lieu de solliciter des réponses connues d’avance, aller sur son terrain.
C’est ce que fait Sylvie Blum dans un film qui se veut un portrait (voire un autoportrait, mais du modèle). D’abord au sens littéral puisque l’essentiel est tourné dans la maison familiale des Cards, son « territoire », dit Michon, même si ce n’est pas là qu’il vit et écrit. Ensuite par des suggestions et des relances qui renvoient à des propos de l’écrivain (« Tu m’avais dit : nous sommes tous des criminels pardonnés »; « Vous ne croyez qu’à la grâce » ; « est-ce qu’on sait? », à quoi l’écrivain répond que non, on ne sait pas et pourtant tout est déjà là) et à des notions-clés de son univers, organisés par Sylvie Blum en abécédaire : A comme Apparition ou Autobiographie, C comme Crime, E comme Ecrire/Enfer, F comme Femme, etc. Termes qui en font résonner d’autres (Grâce, Père, Trinité, Verbe, Monde, Langage, Oubli, Remémoration…) sans compter les noms propres : Faulkner, Rimbaud, Hugo, Verlaine, Borges et, pour la première fois, Dostoïevski, dont le Rogojine de L’Idiot ou le Stavroguine des Démons surpassent encore aux yeux de Michon l’énigmatique Sutpen d’Absalon, Absalon!.
Tout cela dessine une configuration en rhizome, une notion en appelant d’autres, donnant l’occasion de revenir sur une idée déjà formulée, d’établir presque à l’infini de nouvelles connexions. A « Ecrire » répondent « Femme » (écrire « du point de la différence sexuelle« ), « Apparition » (« quelque chose dont je me sers en littérature, il n’y en a pas beaucoup dans la vie« ), « Crime » (A la place est venu Vies minuscules, ça tient la place d’un meurtre), « Grâce » (« ce vieux truc, l’inspiration« ), « Langage », « Monde », « Salut ». « Qu’est-ce que c’est être sauvé? », c’est Michon qui pose cette question, longtemps cruciale pour lui, à propos de Rimbaud (« on n’a jamais porté aussi haut le projet de salut par la littérature« ).
Les brèves interventions de Sylvie Blum, jamais visible à l’écran, sont presque murmurées, comme si elles ne nous étaient pas destinées et devaient rester à l’arrière-plan pour laisser à la parole de l’écrivain toute la place. Apparent effacement, rendu possible par une grande connivence, laquelle dérive en partie d’un commun amour pour Faulkner (le « père du texte« , qui délivra PM de « l’impossibilité d’écrire ») : Absalon, Absalon! a constitué un « choc littéraire »pour Sylvie Blum comme pour Pierre Michon. La réalisatrice évoque dans sa note d’intention (2003) la découverte de « cette écriture fiévreuse qui traçait son chemin dans des paysages arides et lumineux et ce qu’elle portait en elle de mystère ou de scandale non révélé. » Dans le même texte, elle dit aussi avoir « reconnu dans l’homme Pierre Michon ce qui s’imposait à [elle] dans son écriture. Une qualité de compréhension à mi-mots, de silences et de paroles jamais intempestives, d’humilité et d’orgueil symétriques ».
Pas d’entretien au sens habituel donc, mais Sylvie Blum ne se borne pas à susciter la parole de l’écrivain, elle lui répond par des images très travaillées, presque picturales, qui font, en écho à un propos de l’écrivain, « décoller du réel« (« Il y a beaucoup trop d’implications du je dans ce que j’écris pour que je ne sois pas obligé de décoller du réel ») : elles scandent le film, accompagnées par la voix de Michon et une bande-son mixant bruits naturels et rythmes divers. Images mouvantes, défilantes, prises d’un train, d’une voiture, étoilées de reflets, comme rayées parfois, déformées, re-filmées dirait-on à partir d’un autre écran, paysages, ciels et frondaisons dont on ne sait s’ils ont été filmés sur place ou si c’est la Creuse qui ressemble soudain au Mississippi de Faulkner.
« la littérature est faite pour des aristocrates »
Ainsi le petit matin, où se produit, explique l’écrivain en ouverture du film, un face à face avec le monde, n’est pas « rendu » par des plans contemplatifs ou statiques mais au contraire par des fulgurances presque abstraites dont les captures d’écran ci-dessous ne donnent qu’une vague idée.
La plus grande partie du documentaire a pour cadre, dans la maison familiale des Cards, la salle au rez-de-chaussée. On y revient toujours après des plans tournés ailleurs dans la maison ou à l’extérieur, elle aimante le film. Il y a quelque chose de fraternel et de généreux dans la façon dont l’écrivain est saisi « corps et âme », dans cet espace à la fois physiquement habité et composé comme un tableau. A droite, la masse verte du jardin, dans l’encadrement de la fenêtre (une séquence du début y est tournée, où l’hôte avance entre les arbres, suivi par la caméra). Sur fond de mur gris, Michon en chemise bleue est assis, les menus objets du quotidien disposés devant lui sur un guéridon : bol au motif désuet, paquet de cigarettes, cendrier et briquet du fumeur, carnet bleu, bientôt édition de poche de Vies minuscules. Il occupe pleinement le cadre (gros plans ou plans rapprochés, toujours fixes pour éviter qu’un mouvement ne parasite ceux du modèle). Sous nos yeux, Michon hésite, se lance, se reprend, ponctue vivement son propos d’une ou des deux mains, mime le « chemin de crête » de l’écriture, parfois se tait longuement. Il ne se retranche jamais derrière des certitudes, il cherche en direct justement parce qu’aucune question ne prétend le remettre sur ses propres rails. La caméra respecte ces silences, enregistre ces temps de quasi recueillement où la pensée prend corps, s’incarne véritablement dans une chorégraphie de gestes, d’expressions, de regards.
Un autre endroit de la maison est utilisé, très pictural aussi puisqu’une chambre s’y découpe à l’arrière-plan comme dans une peinture hollandaise : Michon y parle de sa mère (la dédicataire de Vies minuscules ) et lit les pages de Corps du roi consacrées à sa mort.
Enfin des plans sont tirés d’un petit film que Sylvie Blum a tourné elle-même lors de la phase de préparation, sans décor ni mise en scène et qui présente, pour filer la métaphore picturale, l’aspect de l’esquisse rapide à côté du tableau achevé, composé et bien éclairé. Michon y évoque Dostoïevski, un auteur dont je m’étonnais justement qu’il n’ait guère parlé. Je suis particulièrement émue qu’il mentionne Stavroguine (Les Démons) et surtout Rogojine (L’idiot) parce que je viens d’écrire un texte à leur sujet.
A suivre…