Regarder les toiles de Francis Bacon : l’actualité parisienne le permet et c’est une chance. Je parlerai bientôt de l’exposition « Bacon en toutes lettres » au Centre Pompidou et du rapport de l’oeuvre à la littérature. Cette problématique m’intéresse depuis longtemps, je lui ai consacré un livre : La Figure du monde et pas mal d’articles. On peut lire sur ce blog ma contribution à un colloque : Bacon, un moderne intempestif qui aborde la question à propos de Bacon. Comme d’autres textes publiés ici (par exemple sur Fragment d’une Crucifixion), celui qui va suivre est tiré d’un travail en cours qui veut précisément retourner aux tableaux en les prenant un à un, dans leur singularité. Les descriptions/analyses que j’ai rédigées (une centaine, complétée par des « notes » plus synthétiques, comme celle, que l’on peut lire ici sur les « coupling figures« ) forment évidemment un tout. Elles s’éclairent réciproquement, ce qui rend difficile d’en isoler quelques-unes. Ce que je fais néanmoins en adaptant un peu mon propos pour la compréhension du lecteur.
Un triptyque exemplaire
Les trois panneaux du triptyque se partagent l’espace courbe, quasi cylindrique, d’une chambre aux murs mauves et au vaste tapis abricot de forme ellipsoïdale. Au store baissé de la fenêtre centrale répond, de chaque côté, un « miroir » vertical, d’un type déjà vu ailleurs. Le mobilier : un lit étroit couvert d’un coutil rayé, motif baconien également récurrent comme d’ailleurs le tapis rond (voir par exemple Henrietta Moraes on a bed, 1966), les chaises des « témoins » ainsi que les petits guéridons en plexiglas ou en verre placés devant eux. Dans les miroirs où s’inscrit en outre l’arc du tapis, on aperçoit les reflets de silhouettes hors champ, à moins qu’il ne s’agisse des sculptures posées sur les guéridons : « êtres vivants ou simulacres, l’oiseau et la créature bestiale qui [..] sont les assistants au second degré des deux assistants humains et quelque chose comme leurs répliques rien que cruellement biologiques », écrit Leiris [2].
On retrouve enfin les effets d’opposition et de symétrie, les savants contrapposti que le peintre affectionne et qu’il n’a pas craint d’emprunter à la tradition (en particulier à Michel-Ange) : le « témoin » de gauche, nu, regarde vers le fond, celui de droite, qui est tourné vers nous, porte l’uniforme baconien : costume sombre (ici gris), chemise blanche et cravate noire. C’est la tenue habituelle du modèle favori, George Dyer. Enfin, les attitudes sont inversées en miroir : à gauche, c’est la jambe droite qui est remontée sur l’autre, à droite, c’est la gauche.
Cependant Two Figures in a bed with attendants ne se contente pas de reprendre les traits récurrents que je viens d’énumérer, l’oeuvre réagence autrement les éléments d’une autre, toile exactement contemporaine : Two Studies for a portrait of George Dyer (Tempere, 1968, ci-dessous au centre), qui représente explicitement le modèle et son portrait. L' »assistant » de gauche (j’aime bien le mot de Leiris) correspond au personnage du tableau sur fond noir (George nu, assis sur une chaise) ; celui de droite au modèle (George en costume-cravate détournant la tête).
Témoins ou modèles?
À de légères différences près (inversion, position de la tête), les figures sont presque identiques, ressemblance qui incite à s’interroger plus avant sur la nature des supposés « témoins ». Je crois qu’il faut y reconnaître le « modèle » par excellence selon Bacon, nu ou habillé, toujours assis. Si bien que (pour une fois) toute dimension « narrative » me paraît absente du triptyque : les deux hommes ne surveillent pas les dormeurs, Bacon les a voulus là, emblèmes de sa peinture, ce qu’ils sont précisément dans la toile de Tempere.
L’espace courbe que dessinent les murs et le tapis suggère d’ailleurs qu’ils ne sont placés de part et d’autre du lit, d’autant plus qu’ils ne regardent pas le couple endormi. Il suffirait de faire pivoter le « cyclo » (la toile de fond mauve, on est décidément dans un espace théâtral) pour que l’un se retrouve en fond de scène et l’autre à notre place, parfaitement superposables avec leur accessoire ( le guéridon et son « bibelot », volatile à gauche, buste à droite) comme deux variantes possibles d’un même modèle, ce qui nous ramène à la toile de Tempere.
Et les dormeurs?
Leur posture sur le lit, emboités l’un contre l’autre, le bras gauche plié sur le bras droit relevé, le corps entortillé dans un drap blanc, est inhabituelle. Les toiles latérales du triptyque Sweeney agonistes (1967), qui présentent avec celui-ci quelques similitudes, montraient des couples aux corps enchevêtrés, masse dont émergeait tantôt une tête, tantôt un sein ou un membre. D’autres représentations de couples baconiens accentuent cette tendance jusqu’à la fusion totale des corps dans l’acte sexuel (voir ici coupling figures). Ici au contraire, la nudité et l’imbrication des corps mises à part, on n’est même pas sûr qu’il s’agisse d’un couple tant les deux personnages sont identiques et la scène dépourvue d’érotisme. On dirait plutôt, pour citer Deleuze « deux jumeaux endormis [2] », lesquels annoncent ceux d’un tableau légèrement postérieur (1971) : Deux hommes travaillant dans un champ.
Une allégorie de la solitude
Est-ce à dire qu’on ne rencontre jamais que soi-même dans l’étreinte, ce qui peut s’étendre aux autres modèles, dont la posture (bras pliés, jambes remontées) ne diffère pas beaucoup de celle des gisants quoiqu’ils soient assis. Dans le triptyque inspiré par Eliot ou dans les « Crucifixions » de 62 et 65, des événements mystérieux avaient sécrété des « témoins » (des sortes d’enquêteurs). Ici il ne s’est rien passé. Les personnages (isolés ou couplés, nus ou vêtus) se contentent d’être là, incarnant la même (ontologique) solitude. D’ailleurs le motif du reflet et donc du double stérile est introduit par la présence des miroirs. Les silhouettes en mouvement l’une à contre-jour (gauche), l’autre éclairée (droite) qui y apparaissent semblent aller (mais bien illusoirement) l’une vers l’autre.
[1] Leiris, Au verso des images, p. 41.
[2] Logique de la sensation, p. 29.