BACON EN TOUTES LETTRES (CENTRE POMPIDOU)
Réjouissante nouvelle puisque la ville qui avait réellement consacré Bacon (Grand Palais, 1971) n’avait rien organisé d’aussi importante depuis la belle rétrospective de 1996 à Beaubourg. Ces dernières années, pour voir ou revoir les tableaux de Bacon et surtout en découvrir de nouveaux, jusque-là invisibles, il avait fallu se déplacer : à Monaco surtout mais aussi à Montpellier, Rome ou Bilbao (pour s’en tenir aux destinations européennes…).
Cette fois, il ne s’agit pas d’une rétrospective. Le principe retenu est simple : les vingt dernières années de la production de Bacon (1971-91), c’est-à-dire grosso modo la 3e période. Parmi les toiles exposées, de nombreux triptyques importants, à commencer par une oeuvre d’ailleurs plus ancienne : le Triptych de 1967 inspiré par le poème dramatique de T. S. Eliot, Sweeney agonistes. D’autres tableaux, comme le Portrait de George Dyer dans un miroir (1968), sont également antérieurs au suicide de l’amant de Bacon en 1971, on se demande pourquoi.
Le second principe, affiché dans le titre (« en toutes lettres« ) est d’interroger le rapport du peintre à la littérature. Cette exposition (et le catalogue réalisé sous la direction de Didier Ottinger, commissaire de la belle rétrospective Hopper, dont j’ai parlé ici) tient-elle ses promesses?
Oui et non :
- Réunissant des oeuvres moins connues (pas de pape, ni de quartiers de viande, peu de « diagramme« , terme emprunté par Deleuze à Bacon pour désigner les zones où la figuration est brouillée par toutes sortes de procédés), presque pas de « marques libres » (non figuratives), l’exposition dévoile un pan du travail de Bacon qui devrait échapper aux clichés habituels (même si, comme d’habitude, on s’arrange pour les lui appliquer, mais passons…). Il y a donc un parti pris plutôt inédit, qu’on ne peut qu’approuver d’autant plus que les critiques se sont parfois montrés réservés sur les dernières oeuvres (Peppiatt parle même d' »auto-cannibalisation »). L’expo présente d’ailleurs plusieurs remakes comme celui de Painting (1946/1971) et celui, plus célèbre, de Three figures at the base of a Crucifixion (1944/1988).
- L’idée est d’attirer l’attention sur la place de la littérature dans l’oeuvre de Bacon. Etant donné l’insistance du peintre sur le caractère « non illustratif » et « non narratif » de sa peinture, y chercher des sources littéraires est évidemment osé. On s’en tire généralement par le déni ou en réduisant l’influence des poètes à une simple question d' »atmosphère » (« the whole atmophere of it » ). C’est malheureusement encore le cas ici, l’étude des « influences » étant réduite à la lecture d’extraits de textes de Conrad, Eliot, Bataille, Nietszche, Eschyle et Leiris ou (dans le catalogue) à des développements assez prétentieux sur les goûts de Bacon ou le contenu de sa riche bibliothèque (très intéressant à connaître au demeurant) : aucune confrontation avec les toiles n’est réellement tentée. La section Epic (Epopée) de la rétrospective du Centenaire à Londres (2008-2009) prenait au moins le risque d’établir des liens précis entre textes et tableaux, même si les analyses n’étaient pas toujours convaincantes. Déconnectées des oeuvres, celles que propose le Catalogue (sur Deleuze par exemple, de Manuel Egaña) nous laissent largement sur notre faim.
- On peut aussi regretter l’absence d’une périodisation qui étaie un tant soit peu le choix des oeuvres. Il est question de « mutation stylistique » comme si c’était une évidence et du « caractère immaculé » des peintures de la dernière période sans qu’aucune comparaison avec le travail antérieur n’éclaire ces notions.
- La référence à des auteurs (en vrac : cf. liste ci-dessus) conduit d’ailleurs à brouiller la chronologie. L’expo s’ouvre sur plusieurs petits tableaux (autoportraits, portraits) d’époques différentes : le portrait de Jacques Dupin date de 1990 par exemple, alors que ceux de Michel Leiris ont été réalisés en 76 et 78. Les triptyques « noirs » (commémoratifs de la mort de George) sont regroupés (l’effet est saisissant) mais le reste est plus ou moins présenté dans le désordre sans que la liberté prise avec la chronologie se justifie par la nécessité ou l’intérêt d’établir des rapprochements. Or on aurait pu en faire, par exemple entre deux des nus exposés (81 et 89-90). Ainsi ce motif d’homme debout, en équilibre plus ou moins instable mais comme décidé à faire front coûte que coûte, est typique de la 3e période : j’y vois pour ma part une allégorie de la résistance de la figure humaine. On peut mettre ces nus en relation avec d’autres toiles (non exposées) peintes entre 1973 et 1987 où apparaît en outre le motif éliottien de la clé (voir ici même « Bacon, un moderne intempestif« ). Enfin je me demande s’il ne faut pas voir dans le Triptyque inspiré par L’Orestie d’Eschyle (1981) une sorte de contrepoint à la série à la série de ces corps résistants puisque le personnage (Agamemnon?) y est vaincu (littéralement dévoré) par L’Erynie qui lui fait passer de force la porte fatidique et coupe presque son corps en deux.
On s’étonne aussi de ne pas voir côte à côte les deux oeuvres à fond orange (huile et pastel) ci-dessous de 1982 qui constituent à l’évidence (même si ce n’est pas « officiel ») un diptyque confrontant l’Erynie et sa version dérisoire : un poulet plumé.
Je me réjouis donc de cette exposition tout en regrettant que, malgré ses louables intentions, elle n’apporte pas grand chose de nouveau à la connaissance du peintre.
On peut lire un papier bien plus sévère que le mien sur le blog de « lunettes rouges » : Le degré zéro de l’exposition.
Je signale enfin que mon article sur « Le dernier tango à Paris » est repris sur le site pileface. Sur le même site, à voir ou à revoir l’émouvant documentaire L’Enigme Francis Bacon, avec des témoignages nombreux sur la vie et l’oeuvre du peintre.
Je suis peut-être plus sévère, mais vous argumentez mieux que moi.
Merci
Je suis en accord avec vous -je viens de lire votre texte-, d’autant que mon article dit la même chose en m’appuyant davantage sur les dires du peintre. « Bacon n’a rien à voir avec la littérature ».
Merci de votre approbation. Cependant, je ne dirais certainement pas que « Bacon n’a rien à voir avec la littérature »! Son lien avec certains poètes ou dramaturges est au contraire très profond, intime. J’en parle assez longuement dans d’autres textes de ce blog. Mais Bacon a jugé préférable de ne pas trop afficher ce lien intempestif et il a préféré laisser ses interlocuteurs (Sylvester en particulier) croire qu’il ne puisait dans la littérature qu’une « atmosphère ». Il ne pouvait pas prendre le risque de voir disqualifier sa peinture comme « illustrative » ou « narrative »! L’affaire du titre du triptyque « Sweeney agonistes » est révélatrice sur ce point. Après avoir dit que le poème éponyme d’Eliot l’avait inspiré (d’où le premier titre donné en effet par la galeriste), il a voulu qu’on en revienne au plus neutre « Triptyque ». Or (et de son propre aveu) bien des motifs sont issus du texte d’Eliot et confèrent à l’oeuvre une dimension secrètement narrative, très étrange. C’est bien plus qu’une atmosphère : on perçoit un récit sous-jacent mais comme en rêve. Un autre exemple significatif est le motif de la clé tournée dans la serrure. Bacon a lui-même indiqué la source de ce leitmotiv visuel de sa peinture : »The Waste land » d’Eliot (il est étudié dans un article de ce blog « FB un moderne intempestif »). Pour percevoir l’espèce de résonance du poème dans l’oeuvre peinte, il faut connaître le poème. C’est ce type de confrontation (précise) aux sources qui manque à l’exposition de Beaubourg.
Merci beaucoup : je pense que nos textes sont complémentaires.
« FRANCIS BACON. La question des influences. »
Nous sommes finalement nombreux à nous « démarquer » – de différentes façons et de manière à chaque fois singulière – de l’intitulé et du propos de l’exposition BACON EN TOUTES LETTRES.
Les points de vue se complètent. Lunettes rouges insiste sur le protocole (ou l’absence de protocole : « le degré zéro de l’exposition ») qui régirait le développement de l’exposition.
Vous-même insistez (documentation à l’appui) sur la nécessité d’une grande finesse dans l’analyse des possibles influences de la littérature sur la peinture. Je partage ce point de vue, mais tend à insister sur le caractère multiple, « mêlé » et polyvalent des influences littéraires propres à Bacon (comme à de nombreux autres peintres). Et n’oublie pas l’importance des « autres influences » (picturales, architecturales, photographiques, sociologiques, philosophiques). Toutes ces données se mêlent, ou peuvent se mêler.
À chaque fois : un monde. Des mondes.
Le plaisir de l’exposition fut d’avoir ici à Paris – « sous la main » et à proximité de l’œil – un ensemble fort appréciable de grands tableaux . A chacun et chacune d’ajouter et d’apprécier différemment une œuvre que l’on ne peut réduire à un ensemble de succédanés littéraires.
Les « influences » se métissent, se digèrent, deviennent de simples « fibres », des éléments qui se tissent et s’entrelacent à d’autres influences. Le « littéraire », le « poétique » se greffent sur d’autres éléments d’ordre plastique, sociologique, psychanalytique et « autres ».
D’où – effectivement, comme vous le soulignez – la nécessité d’analyses polyvalentes, fines et précises. »
F. de Mèredieu
dernier ouvrage paru : BACON ARTAUD VINCI. Une blessure magnifique
Merci pour ce commentaire. Je ne connaissais pas vos livres et je trouve intéressant que votre travail sur Artaud vous ait (semble-t-il) conduite à Bacon. Vous avez raison sur le « caractère multiple, ‘mêlé’ et polyvalent » des sources. Je crois qu’à moins de reconduire les habituels lieux communs sur le peintre et pour peu qu’on relise sérieusement les auteurs qui l’ont inspiré, en particulier les Tragiques (Eschyle et Sophocle) et les poètes qui s’y réfèrent comme Eliot, on ne peut ignorer la dimension littéraire de cette peinture. Ce que je crains, c’est qu’à force d’insister sur le métissage (que j’admets tout à fait), on ne perde de vue le RECIT sous-jacent aux oeuvres, il faudrait peut-être même dire à l’Oeuvre dans son ensemble. Pour faire exister ses « héros » (dont le « retour » de tableau en tableau rappelle celui de personnages de roman), Bacon ait eu besoin d’opérer des « greffes » nombreuses entre éléments disparates mais j’ai tendance à penser (et c’est en ce sens que j’écris moi-même sur cet artiste) que ce qui fait « tenir » tout cela, c’est le mythe ou du moins la version du mythe que les tableaux ont réactivés. Bacon a tendance à tout mettre sur le même plan (la « machine à pulvériser » ou l' »éponge qui absorbe tout »), je crois que c’est pour brouiller les pistes…
Bonjour,
et merci pour ces commentaires.
Votre texte sur « Bacon intempestif » et le mythe me semble très intéressant.
Il faudra que je le lise avec plus d’attention.
Durant mes longues années d’enseignement (en esthétique) à l’Université, j’avais – à plusieurs reprises – traité de la question du mythe (sous différents aspects et au travers de différents auteurs). Le théâtre grec antique est une mine extraordinaire de mythes et de fantasmes dont on comprend la résurgence chez tant d’auteurs (peintres ou écrivains).
En ce qui concerne Artaud, on ne peut pas dire que ce soit lui qui m’ait conduit à Bacon. Ce dernier fait partie de mon Panthéon plastique d’artistes importants. Il était déjà bien présent (cf. l’Index du livre) dans l’Histoire matérielle et immatérielle de l’art moderne que j’avais publié en 1994. Pour résumer : je suis aussi une « spécialiste » (sic) de l’art moderne et contemporain. — Il est par contre indubitable que c’est Artaud (relié et à Bacon et à Vinci) qui a constitué pour moi une sorte de ciment théorique du Bacon Artaud Vinci. Dont le point de vue n’est pas le mythe, même s’il pourrait y avoir sur ce point « prolongement ».
Je vais vite, mais il y aurait tant à préciser et à dire.
Bien à vous. Et bravo pour votre approche. Qui recoupe beaucoup de mes intérêts et préoccupations théoriques.