BACON : LE PREMIER PORTRAIT

1951, Portrait of Lucian Freud

Ce portrait en pied de Lucian Freud [1] constitue une première tentative, qui ne sera pas renouvelée avant six ou sept ans [2], de s’essayer à ce genre canonique. Bacon n’a pas encore pris l’habitude de représenter ses proches, Peter Lacy lui servant de point de départ ou de prétexte plutôt que de modèle pour un portrait à proprement parler. La première période est décidément celle des expériences « tous azimuts » sur fond de séries persistantes.

DE LA PHOTO AU TABLEAU

Non seulement Lucian Freud n’a pas posé (il aurait découvert le tableau déjà peint en arrivant chez Bacon, raconte Sylvester) mais ce « portrait » paradoxal dérive de la photo d’un autre : Kafka avec sa sœur Ottilia.

Apparu dans l’encadrement d’une porte, le personnage a les mains croisées et le corps penché, appuyé sur une sorte de montant vertical (la colonne de la photo). Il s’apprête à pénétrer dans une pièce aux murs noirs et au sol beige, couleur de la toile nue. Une ombre humaine de petite dimension y est projetée, qui fait exister un personnage hors champ, comme une trace de la sœur absente. Plus à gauche, visible aux pieds du modèle, une autre ombre en partie effacée semble un pentimento. Bacon a affublé son modèle du costume (chemise blanche et cravate « standard ») de Kafka, tenue qui correspond peu au style vestimentaire de son ami, plus décontracté si l’on en croit les photos de l’époque. De là vient peut-être la sorte d’uniforme neutre, un brin sévère, dont le peintre, résistant à la pression de la réalité anecdotique, habille à toutes les époques ses personnages masculins.

LE PARADOXE DE LA RESSEMBLANCE

Ce portrait – le premier donc à renvoyer explicitement à un modèle – se veut « ressemblant » : les cheveux abondants sur le dessus, les pattes, les oreilles un peu décollées, le pli très particulier de la bouche sont caractéristiques de Freud, ainsi que le regard perçant, direct qui fixe le spectateur. Mais en tant que personnage, il s’inscrit dans la série de dualités propre à la peinture de Bacon dans ces années : nu/habillé ; sortant/entrant ou apparaissant /disparaissant ; monochrome/contrasté, etc. D’ailleurs il faudra attendre longtemps pour voir apparaître le portrait « pur » dans l’œuvre de Bacon, avec les petits triptyques des années 60. Cependant le peintre ne perdra pas l’habitude d’utiliser l’apparence physique de ses proches pour donner consistance à ses fantômes. Peter Lacy puis George Dyer prêtent en effet leurs traits à des personnages mystérieux, héros d’un récit souterrain, presque toujours clandestin. Les choses deviendront particulièrement poignantes à la mort de ces modèles.

POURQUOI KAFKA?

Pourquoi Bacon, pour incarner un vivant, s’est-il inspiré d’une photo de Kafka, c’est-à-dire d’un fantôme, à l’inverse de ce qui vient d’être dit ? On peut hasarder plusieurs hypothèses. D’abord, tout simplement, cette image a dû lui paraître inspirante comme point de départ d’un tableau. La position étrange du corps, la colonne, le costume, peut-être même la présence « parasite Â» d’un deuxième personnage, finalement supprimé, ont pu suffire. C’est ainsi que le peintre habituellement de la photographie. On ne peut exclure cependant que Bacon ait eu envie de rendre une sorte d’hommage à un auteur de qui il ne peut que se sentir proche. Est-ce un hasard? Kafka a 29 ans sur la photo, ce qui est exactement l’âge de Freud à l’époque du portrait. Enfin Lucian Freud, né à Berlin et petit-fils de Sigmund, est issu de cette Europe centrale qui est celle de Kafka. « Greffer Â» le portrait du premier sur la photo de l’autre n’est donc pas un simple procédé passe-partout mais, traduisant picturalement une rencontre, confère mystère et densité à l’œuvre peinte.


[1] 198 × 137 cm, huile et sable sur toile, Whitworth Art Gallery, Manchester University, Manchester

[2] En 57 et 58 Bacon réalise en effet des portraits de ses amis collectionneurs Robert et Lisa Sainsbury et de sa cousine et mécène Diana Watson.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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