J’ai eu souvent l’occasion, ici même, de parler de cette étrange survivance qu’est le sonnet au XXe siècle (à propos d’Aragon, de Borges, et surtout, à plusieurs reprises, de Bonnefoy). Le grand Pasolini figure au nombre de ces poètes intempestifs que stimule et libère la plus rigoureuse des formes fixes. J’ai choisi le sonnet « Fin de saison » dans la belle édition bilingue des Sonnets de Pasolini (traduction de René de Cecatty). Le titre italien de ces poèmes amoureux adressés à Ninetto Davoli, est L’hobby del sonetto (Le Hobby du sonnet, ou peut-être faudrait-il traduire « Le sonnet comme hobby », comme passe-temps). Nul doute que Pasolini n’ait pris un intense plaisir à écrire ces textes, qui n’ont pas été publiés de son vivant.
À l’hendécasyllabe pétrarquiste, il a préféré le plus souple vers de 14 syllabes (doppio settenario : dit aussi alessandrino en référence à l’alexandrin français malgré ses hémistiches de 7 syllabes). Mais le style est légèrement archaïsant et la versification régulière, en particulier pour ce qui est des rimes, généralement riches et disposées canoniquement. Ce schéma est si prégnant qu’il induit chez le lecteur une attente forte dont Pasolini joue avec virtuosité en introduisant des intruses. C’est notamment le cas dans Fine stagione, qui recèle un « message » subliminal digne des Grands Rhétoriqueurs.
Tout est dans l’économie de moyens. Plus le cadre est ressenti comme régulier, plus fortement perçues les dissonances. Pasolini les concentre au coeur du sonnet, dans le second quatrain et dans le second tercet. Alors que la première strophe présente la disposition canonique ABAB (estiva/bastioni/apriva/ubriaconi), le retour des rimes est légèrement déréglé dans le second quatrain par le surgissement à la fin du vers 6 du mot uomo qui ne peut évidemment fournir la rime B attendue (en oni donc). Une nouvelle « rime » (on ne sait encore si c’en est une) que j’appellerai X est ainsi introduite . Inutile de dire que ce forçage confère à uomo un relief particulier : non seulement il est dissonant mais il n’a pas de « répondant » dans les quatrains (abab/aXab) .
Pourquoi n’est-ce pas la rime D du sizain qui est l’intruse? Parce que l’on n’a aucun moyen de la repérer comme telle dans le premier tercet (elle reste en attente). Le dérèglement est délibérément localisé dans les vers 12 et 13, Pasolini ayant même un peu triché pour rétablir dans le dernier vers une rime déjà employée, comme c’est toujours l’usage, le vers 14 apportant une nécessaire clôture. L’image de la fin (tombe et silence) dissipe l’illusion d’un bonheur fugacement entrevu une nuit d’été.
On a donc le schéma : ABAB / AX AB / CDC / XYC. Les rimes intruses peuvent se lire ainsi : X+X Y : uomo + uomo + amici : due uomini amici. Deux hommes amis : rêve inaccessible puisque le « ragazzo » « lieto » et « festoso » (que pour ma part je traduirais par « joyeux » plutôt que « festif ») reste inexorablement hors d’atteinte pour l’homme abandonné (« lieto il ragazzo lasciò l’uomo « ).
FINE STAGIONE
Ascoltate, Signore, questa storia estiva. (A)
Era estate, presso antichi bastioni (B)
e una grande fontana che si apriva (A)
come un enorme macabro fiore su ubriaconi (B)
clienti di puttane. Ed era notte. Giuliva (A)
si alzò una voce alle spalle di un uomo ; (X)
era la voce di un ragazzo. Lungo la riva (A)
tra i rifiuti sparsi sotto quei torrioni (B)
i due si presero a braccetto : e il viaggio (C)
della vita cominciò. Più che felice (D)
il ragazzo era festoso ; e, inoltre, saggio. (C)
Pareva che i due andassero per luoghi amici ;(Y)
ma non era coì ; lieto il ragazzo lasciò l’uomo (X)
presso una tomba, nel silenzio selvaggio.(C)
FIN DE SAISON
Ecoutez, Seigneur, cette histoire estivale.
C’était l’été, près d’antiques murailles,
Et une grande fontaine qui s’ouvrait
Comme une énorme fleur funèbre sur des ivrognes
Clients de putes. C’était la nuit. Joviale
S’éleva une voix derrière un homme ;
C’était la voix d’un garçon. Le long de la rive
Parmi les ordures répandues au pied de ces donjons,
Ils se prirent tous les deux par le bras : et le voyage
De la vie commença. Plus qu’heureux
le garçon était festif ; et, de surcroît, sage.
Ils semblaient aller dans des lieux amicaux ;
Il n’en était rien ; le garçon abandonna gaiement l’homme
Près d’une tombe, dans le silence sauvage.
(TRADUCTION RENE DE CECATTY)
Fin de saison (mon essai de traduction)
Ecoutez, Monsieur, cette histoire estivale.
C’était l’été, près d’antiques bastions
Et d’une grande fontaine qui s’ouvrait
Comme une énorme macabre fleur sur des ivrognes
Clients de putes. Et c’était la nuit. Joyeuse
Une voix s’éleva derrière un homme ;
C’était la voix d’un garçon. Le long de la rive
Parmi les ordures répandues sous ces grosses tours
Tous deux se prirent par le bras : et le voyage
De la vie commença. Plus encore qu’heureux,
Le garçon était gai ; et sage, de surcroît.
Les lieux semblaient accueillants pour tous deux ;
Mais non ; le garçon allègrement quitta l’homme
Près d’une tombe, dans le silence sauvage.