Pierre Michon : « Le rêve d’Homère » (« Aventures » n°1)

Écrivez-vous des scènes de sexe?

À cette question posée dans le premier numéro de la revue Aventures, Pierre Michon répond par un récit, Le Rêve d’Homère (p. 183-194). Ce beau texte, qui fait partie d’un recueil annoncé « autour d’Homère », m’apparaît comme un prolongement, indirect et jubilatoire, des Deux Beune. On se souvient que ce livre, paru en 2023, ajoutait – après une latence de 27 ans – une suite à La Grande Beune  : à la fin de cette seconde partie, le narrateur et Yvonne amorçaient un passage à l’acte : pas de « scène de sexe » à proprement parler, mais presque.
« Le Rêve d’Homère » reprend plus haut, comme pour proposer une autre suite au récit de 1996. Le narrateur de La Grande Beune, non encore tiré de l’endormissement final, est désormais aveugle et « près de son terme ». Il rêve : c’est Homère. Pour ce passage de relais, une énonciation faite d’emboitements successifs. L’auteur (modalité évidente de PM) se présente comme un conteur anonyme, mêlant vraie référence (il y a bien dans L’Éloge d’Hélène d’Isocrate l’idée qu’Hélène a pratiquement commandité l’Iliade) et prétendue tradition dont il se démarquerait : « ce songe de la jeunesse d’Homère traîne dans tous les auteurs / Mais d’autres, plus rares, dont je suis, racontent que... ».

Yvonne, Hélène

Cette distance énonciative disparaît cependant dès qu’au créateur apparaît la créature : Hélène. Le conteur anonyme se glisse alors si bien dans l’esprit et le corps du poète de L’Iliade, que, comme “Monsieur Pierre” dans “La Petite Beune”, Homère a de nouveau vingt ans et, comme lui : il bande. Finalement « Hélène dénoue pour le vieux sa ceinture » comme Yvonne se donne à l’instituteur dans la scierie-lupanar où s’inscrit comme en surimpression le griffiti pompéien : Hic fututa sum. À celui qui mettait son fantasme dans des “vers fracassants”, il est donné, comme au narrateur des deux Beune, d’accomplir ce qui était déjà le “programme” de Vies minuscules : « tout écrire et jouir pourtant  » (1).
Hélène aux “cuisses de lait”, “fente de la terre” (comment ne pas penser au bandeau des deux Beune ?) est, quoique blonde (mais blonde ou brune, c’est incertain dans L’Iliade), une Yvonne. Son “angoisse de chienne et faim de louve” sont bien celles de l’amante de Jeanjean/Ysengrin. Elle “aime attendre”, comme la buraliste des Deux Beune, tout entier construit sur une attente qui est source de jouissance. Hélène jouit de « la torture délicieuse pendant les fêtes ; regards, rougeurs, cuisses frôlées. L’imminence infinie. Ah nous le retardions le crime atroce de la Spartiate, comme ils disent ».
Retard, regards, rougeur, imminence infinie : c’est L’Iliade à la lumière des Deux Beune.

« Sous Pâris et sous Ménélas »

Sauf qu’Hélène n’est pas tout à fait Yvonne. Non seulement elle revendique son plaisir :
« On dit que c’est à cause d’Aphrodite ? tu crois que c’est Aphrodite qui agit en moi ? Non, c’est moi qui ai agi comme l’aurait fait Aphrodite. Aphrodite qu’on reconnaît à sa gorge ? mais touche la mienne, vieillard. Je suis plus lubrique qu’elle. Voyons, Aphrodite c’est moi, tu le sais bien« .
Mais surtout, elle le raconte. L’auteur des « scènes de sexe » absentes de L’Iliade, c’est elle. Aussi lui faut-il mettre les choses au point : « tu ne dis pas assez que je suis blonde », de cette blondeur hyperbolique qui est évidemment un indice de jeunesse et de puissance sexuelle. Blonde comme Ménélas (« Blond, mon mari blond, ses belles boucles, ses bras d’ivoire, sa poitrine d’ivoire, son membre, son cœur ; son casque« ) et comme Pâris (« Pâris Alexandre, ses deux noms, ses belles boucles, son bagout, ses cuisses, son membre, son arc, son cœur « ). De Ménélas elle dit : « c’était moi, en homme ». Et de Pâris : «  c’était moi encore en homme, en barbare, en flagrant délit de blondeur« .
Et jouissant de Ménélas et de Pâris, en même temps :
« J’étais à la fois sous Pâris et sous Ménélas, sous le vainqueur et le vaincu. J’étais le vainqueur et le vaincu, car c’est cela, l’accouplement, dans le même mouvement coiffer les lauriers impérieux de la Victoire dont le pied écrase des têtes, et passer nue sous les verges en place publique. »

Il y a donc des scènes de sexe dans « Le Rêve d’Homère ». En voici une, magistrale :
« Aussitôt nous avons embarqué avec ma dot en cale. Les voiles, les vagues, l’équipage comme des ombres, la lune, le vol, l’adultère, le désir, l’imminence, le vent dans les nuages, et claquemurés dans le navire : lui et moi ; sans nous toucher encore, tremblants. Nous avons mis à la voile et échoué le navire avant l’aube sur le premier îlot abordable.
Aussitôt sur la plage entre des rocs je m’affalai et m’ouvris, et nos dents s’entrechoquèrent.
Comme un fils de ma viande qui m’aurait été arraché et que j’aurais retrouvé. Un morceau de moi. Qu’on m’aurait recousu.
Ce membre était à sa place. Enfin.
« 
Et comme dans Les Deux Beune, mais de façon plus radicale, se produit un réveil qui ne dissipe pas le fantasme mais l’ancre dans le réel. Le rêve cesse et tout peut commencer : « A ces mots, Homère a une fureur d’adolescent, le feu, il tourne les yeux enfin vers elle, il ne la voit pas. D’un seul coup il ne voit plus rien, ni la touffe de pin, ni la lune, ni la toile de tente ni rien d’autre.
Il est bien aveugle.
C’est donc qu’il est éveillé.
« 

(1) Voir sur ce point mon article : Coup double, Critique n°930, 7 novembre 2024.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

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