« Je reconnaissais à mes côtés tous les auteurs depuis Homère; nous tracions une ligne droite sans dévier. L’art d’écrire, de faire de chaque mot un nom propre ou un totem, voilà la route où s’avançait le dieu. Il marchait, ses boucles d’or lui battaient les joues, les grands noms à son rythme s’alignaient sur ma page. Je marchais à son pas. Je sentais posée à mon épaule la main aveugle du vieil aède. »
On croit savoir que l’Iliade a déjà été écrite. Don Quichotte aussi, il est vrai, et cela n’a pas empêché Pierre Ménard d’en tenter la réécriture, chez Borges. Mais vous n’êtes pas un Pierre Ménard, n’est-ce pas ?
Bien sûr que non. Mais je suis heureux que vous parliez de Borges. C’est sous son influence que ce récit est écrit.
Votre titre donne à penser qu’on va lire un récit épique. Mais l’épopée a partie liée, chez vous, avec l’autofiction.
C’est une épopée autant qu’une autofiction, qui fait la navette entre les actes de bravoure des personnages d’Homère et la vie érotique et littéraire de l’écrivain Pierre Michon – ou de celui à qui je prête mon propre nom. Certains de ces fragments sont la pure vérité, d’autres sont très « arrangés ».
Les apparitions sur le même plan de personnages si différents (des dieux, des héros, des inconnus du xxie siècle) sont souvent comiques, sans avouer qu’elles le sont. Passant du ton sérieux de l’épopée à la fantaisie de rencontres contemporaines, mon écrivain narrateur n’a pas souvent le beau rôle antique qu’il voudrait égaler. D’autant plus que j’exagère beaucoup mon importance littéraire. J’écris sans rire que « Je suis un monument ».
Mais quand je me veux épique, je tente de l’être absolument. Et réaliste. Je focalise souvent sur un détail du réel pour le dramatiser. Ici, par exemple, un personnage qui va mourir prend un chaudron pour un casque – et cette confusion m’émeut.
Qui sont vos personnages et comment vous entendez-vous avec eux ?
Ils me font rire. Leur disparate me fait rire. Mais je les admire, aussi. Admiration et dérision à la fois, comme je fais souvent.
Les héros sont pêle-mêle les dieux de l’Olympe, Homère, Achille, Ulysse, Hélène, Alexandre le Grand, Pierre Michon à tous ses âges (sous mon nom, la plupart du temps, mais parfois je me déguise sous un autre) – et, dans tous les textes, mon amante du moment ; elles n’ont pas toutes les mêmes goûts sexuels, mais « il n’y a à la fin d’histoires vraies que les histoires d’amour, Homère le savait bien. »
Récit érotique, livre d’aventures (les aventures d’une vocation, en particulier), J’écris l’Iliade est aussi une réflexion sur la littérature occidentale.
Oui. C’est une allégorie, ou une réflexion, sur les origines de la littérature occidentale (« Je sentais peser à mon épaule la main d’Homère ») – ses incidences sur l’Histoire (Alexandre le Grand a conquis l’Asie pour égaler Achille), ses évolutions (j’y mets Shakespeare, Proust, Stevenson, etc.), et son état contemporain (jusqu’à Beckett… et Michon).
Comme la plupart de mes livres, c’est aussi l’histoire d’une vocation: « Je devais devenir Pierre Michon et n’avais pas de temps à perdre – j’ai appris à feindre la patience depuis. » De ma part, beaucoup de moqueries et un soupçon de révolte envers cette vocation, mais aucun rejet de fond de la littérature; pas question de « la fin du roman », et autres sujets à la mode. Ma seule critique des livres contemporains porte sur leur surabondance. Le dernier récit, J’écris l’Iliade, est un raccourci de la vie et de la mort toujours annoncées du Livre, toujours effectuées, et toujours dépassées, à recommencer, dans un éternel retour – avec une sorte d’optimisme.
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