« Il n’y a pas d’art moderne », entretien avec Philippe Sollers

La révolution Manet, entretien réalisé par Philippe Amine, Revue des Deux-Mondes 2011
Manet, Olympia, 1863 (Orsay)

Je n’ai pas pu voir le film mais l’entretien vaut le détour! Sollers y prend le contrepied des clichés habituels non seulement sur le rôle de Manet dans ce moment-clé de l’histoire de la peinture mais sur l’art moderne lui-même. Si bien que le fameux « tournant » de 1863, année où Le Déjeuner sur l’herbe acte de naissance de l’art moderne, est exposé au Salon des Refusés ne marquerait nulle rupture et nul avénement :  » … cette histoire d’art moderne, dit Sollers, perdure encore et tombe de plus en plus dans la bouillie de ‘‘l’art contemporain’’ « . Or « Il n’y a pas d’art moderne. Il y a tout simplement art ou pas. Les grottes de Lascaux sont  »modernes », Titien est  »moderne », Manet est « moderne ».
On ne peut balayer plus radicalement la quasi-totalité de ce qui fait écrire sur la modernité depuis un siècle. Manet, nous dit Sollers, n’est pas « le premier dans la décrépitude de son art », (Baudelaire) et surtout, n’étant pas impressionniste, il ne s’inscrit pas (n’en déplaise à Foucault disant que « Manet introduit des horizontales et des verticales et que cela va nous mener un jour à Mondrian ! ») dans la cohorte progressiste menant à la « bouillie » sus-mentionnée.

Le Déjeuner sur l’herbe, 1863 (Orsay) Déjeuner dans l’atelier, 1866
Bavière Neue Pinakothek.

Non, Manet fait ce qu’on ne faisait déjà plus de son temps,  » un très grand art classique sous les formes inattendues de son temps  » On ne saurait mieux dire et j’appliquerai volontiers la formule à Francis Bacon. La vraie question, « ce n’est pas Manet impressionniste, ni Manet art moderne, non ! C’est Giorgione, Titien. Titien, Manet se lève et dit : c’est moi. Il le dit, évidemment, quand il faut. Il aurait fait du Titien mythologique, cela aurait été nul ! Non, il arrive à pousser son temps vers cette grandeur. Tout le monde lui en veut et lui crache dessus. » Dans cette détestation de Manet en son temps, Sollers voit un signe de la « haine de l’art » universelle.
Et la pierre de touche de ce classicisme, c’est, dans la peinture de Manet, la présence de la femme, de ces portraits de femmes « fabuleux, vivants » : pas les « nymphes en stuc » de ses contemporains mais quelque chose de noir et de puissant, d’insituable, par quoi on est, dit Sollers, « rejeté », cette espèce d’ »indifférence suprême » dont parle Bataille qui « fait scandale ».

Le Balcon, 1869 (Orsay) Berthe Morisot au bouquet de violettes, 1872 (Orsay)

Je suis frappée aussi par ce que Sollers dit des « romans » de Manet : « Que signifient ses romans ? Qu’est-ce qui lui est arrivé pour en arriver à cette œuvre extraordinaire ?» À propos du Balcon : « Il y a deux figures à droite, tout à fait absentes, et il y a, tout à coup, trouant le tableau, la figure, le visage, les yeux, le regard de Berthe Morisot, qui va être une de ses grandes histoires de peinture. Il faut voir les femmes chez Manet, sans quoi on ne voit rien. »

EXTRAIT

La méditation sur l’espace ouvert par Manet, un espace tout à fait mythique… Vous avez l’impression de quoi ? Je vous dis que c’est une visite dans l’Olympe, mais je sous-titre l’Olympia ainsi : « Portrait d’une anarchiste »… Vous changez les titres. Pour le Déjeuner sur l’herbe, vous intitulez : « Réunion des dieux ». Les dieux grecs ont des liaisons multiples souvent inconnues des mortels. Si j’appelle le Déjeuner dans l’atelier « Ulysse en passant », vous le voyez prêt à partir en bateau. Il possède tout ce qu’il faut : le courage, la ruse, l’endurance, et des armes homériques… C’est un guerrier. Mais si je ne suis pas sensible à toute la tradition grecque, je ne comprendrai pas grand-chose à Manet ni à Picasso. Les allusions musicales, les flûtes de Pan abondent chez Picasso, qui est très expert en musique… L’oeil écoute, il faut écouter la peinture ! Ce n’est pas un hasard s’il s’agit de violons préparés, de guitares suspendues au mur, de musiciens, de Minotaure… Des déesses et des nymphes partout ! Le pauvre Houellebecq ne peut pas comprendre ! Il est trop réactionnaire ! Trop « moderne » ! Ne pas aimer Manet et ne pas aimer Picasso, c’est très significatif d’un
tempérament réactionnaire. Manet et Picasso sont des révolutionnaires dans la mesure où ils
ressuscitent le grand art classique, Titien, Velázquez. Leur époque commence par ne rien
comprendre, et fi nit par dire : oui, c’était chez nous ! Tu parles ! On fait semblant d’accepter,
alors qu’on n’accepte rien. Mais les prix montent ! Hommage du vice à la vertu ! Le vice, c’est
l’argent ; la vertu, l’art.

About Annie Mavrakis

Agrégée de lettres et docteur en esthétique, Annie Mavrakis a publié de nombreux articles ainsi que deux livres : L'atelier Michon (PUV, février 2019) et La Figure du monde. Pour une histoire commune de la littérature et de la peinture (2008).

View all posts by Annie Mavrakis →

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *